« Navigators » : la grande traversée

Noah Teichner fait le lien entre l’expulsion des États-Unis d’anarchistes en 1919 et le film quasi homonyme de Buster Keaton.

Christophe Kantcheff  • 18 juillet 2023 abonné·es
« Navigators » : la grande traversée
Noah Teichner fait feu de tout bois pour donner à ressentir ce qu’a pu représenter cette traversée des condamnés politiques.
© DR

Navigators / Noah Teichner / 1 h 25.

Posons deux événements. Le premier : Emma Goldman, figure célèbre de l’anarchisme, et son camarade Alexander Berkman, tous deux nés en Lituanie mais émigrés aux États-Unis dans leurs années de jeunesse, en sont expulsés en 1919, avec 247 compagnons, à cause de leurs idées. Le second : cinq ans plus tard, en 1924, Buster Keaton tourne The Navigator, qui raconte la dérive maritime d’un jeune milliardaire et de sa fiancée sur un navire où ils sont totalement seuls. Quel peut être le point commun à ces deux événements ? Le bateau. C’est en effet le même navire, dénommé le Buford, qui a servi à expulser les anarchistes et, plus tard, alors qu’il était promis à la casse, de plateau de tournage voguant.

Noah Teichner nous entraîne dans une odyssée sensorielle à travers le temps et l’espace.

Noah Teichner a uni les deux événements. Ce qui, de son point de vue, n’est pas étonnant, puisqu’on apprend à son propos que, « partant souvent de matériaux préexistants, ses films, installations et performances sintéressent à la rencontre entre historiographie et humour ». Plus précisément : comme il n’existe pas d’image du Buford quand les 249 indésirables étaient à son bord, le cinéaste utilise celles du film de Buster Keaton, qui permettent ainsi au spectateur de fabriquer lui-même ses images mentales, de déployer son imaginaire.

Navigators film

« La peur rouge »

Et c’est loin d’être tout. Car Noah Teichner fait feu de tout bois pour donner à ressentir ce qu’a pu représenter cette traversée des condamnés politiques. Il partage fréquemment l’écran en deux, comme un livre ouvert, avec d’un côté les images de Keaton, de l’autre des témoignages laissés par Berkman et Goldman de ce voyage dont aucun des 249 passagers ne connaissait la destination. Le cinéaste instille aussi des documents d’époque pour situer le contexte de la « peur rouge » qui avait alors saisi les États-Unis. Des photos et de fragiles images d’archive de l’embarquement des expulsés, sauvées de la destruction, ajoutent à l’émotion que procure également la musique, fabuleux travail sonore réalisé à partir de 78 tours de cette période (ragtime, jazz…).

Ainsi, sans aucune image de cette traversée, mais avec tous les moyens du cinéma, Noah Teichner nous entraîne dans une odyssée sensorielle à travers le temps et l’espace. Et quand Emma Goldman, Alexander Berkman et leurs compagnons accostent en Finlande pour être remis, de l’autre côté de la frontière, aux autorités soviétiques, on voudrait leur crier gare, à eux qui sont pleins d’espoir dans la révolution naissante. Ils en feront eux-mêmes la cruelle expérience.

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Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes