Éric Dupond-Moretti, ou le délit à l’insu de son plein gré

Le garde des Sceaux a été relaxé des faits de prise illégale d’intérêts ce mercredi 29 novembre. La Cour de justice de la République a reconnu l’élément matériel de l’infraction mais considéré que l’ex-avocat n’avait pas l’intention de commettre le délit. Un verdict en contradiction avec la jurisprudence.

Nadia Sweeny  • 30 novembre 2023
Partager :
Éric Dupond-Moretti, ou le délit à l’insu de son plein gré
Le ministre français de la Justice, Éric Dupond-Moretti, après le verdict de la CJR, à Paris, le 29 novembre 2023.
© Thomas SAMSON / AFP

La décision était attendue. Elle est enfin tombée ce mercredi 29 novembre : Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice en exercice, a été relaxé des faits de prise illégale d’intérêts. Il lui était reproché d’avoir lancé deux enquêtes administratives à l’encontre de magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu’il était avocat. La Cour de justice de la République (CJR), composée de trois juges professionnels et de douze parlementaires – six sénateurs et six députés – ont jugé que, si la décision de lancer ces enquêtes constituait effectivement l’élément matériel indéniable de l’infraction de prise illégale d’intérêts, l’intention, elle, n’était pas démontrée.

Sur le même sujet : Éric Dupont-Moretti, le procès inédit d’un ministre de la Justice en exercice

Dans la décision écrite de la Cour de justice de la République, que Politis a pu consulter, on peut ainsi lire que « le délit de prise illégale d’intérêts suppose un élément matériel et un élément intentionnel » et que l’élément matériel est « établi à l’égard du prévenu ». Mais, d’après la CJR, « l’expérience de pénaliste de M. Dupond-Moretti, le fait qu’il ait, de sa propre initiative, retiré sa plainte déposée le 30 juin 2020 [contre les magistrats du Parquet national financier dans l’affaire dites des ‘fadettes’, N.D.L.R.] et la connaissance de l’existence de situations objectives de conflits d’intérêts par les différentes autorités appelées à le conseiller (…) n’établissent pas la conscience suffisante qu’il pouvait avoir de s’exposer à la commission d’une prise illégale d’intérêts en ordonnant les enquêtes administratives litigieuses ».

Extrait du verdict de la Cour de justice de la République, le 29 novembre 2023.

En d’autres termes : bien que – du cabinet du ministre à celui de l’Élysée –, tout le monde savait qu’il y avait conflit d’intérêts, le ministre aurait commis une prise illégale d’intérêts… à l’insu de son plein gré.

Une intentionnalité induite

Une démonstration qui suscite bien des interrogations chez les juristes car, en matière de prise illégale d’intérêts, l’élément intentionnel est induit par la matérialité des faits. C’est une spécificité de ce délit dit « objectif » : dès lors qu’il est matériellement constaté, il est considéré comme, de fait, intentionnel. C’est une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Dans une décision rendue en novembre 2021, elle rappelle ainsi qu’en matière de prise illégale d’intérêts, « l’intention coupable est caractérisée par le seul fait que l’auteur a accompli sciemment l’acte constituant l’élément matériel du délit reproché ».

Sur le même sujet : Jugé par les siens

Or dans sa décision, la Cour de justice de la République différencie la matérialité de l’intentionnalité jugeant que cette dernière n’est pas assez étayée. Le parquet général a cinq jours pour former un pourvoi en cassation. D’après une source proche du dossier, celui-ci « étudie le détail de la décision pour apprécier si un pourvoi sera formé ».



Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Police / Justice
Temps de lecture : 3 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Snipers franco-israéliens : « Ce qui est effarant, c’est qu’ils revendiquent leurs crimes de guerre à Gaza »
Justice 1 juillet 2025 abonné·es

Snipers franco-israéliens : « Ce qui est effarant, c’est qu’ils revendiquent leurs crimes de guerre à Gaza »

Deux soldats franco-israéliens sont visés par une plainte de plusieurs ONG, déposée ce 1er juillet à Paris, pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide commis à Gaza. Ils sont accusés d’avoir participé à des exécutions sommaires au sein d’une unité baptisée Ghost Unit.
Par Maxime Sirvins
Procès AFO : quand la « peur de la guerre civile » justifie les projets d’actions racistes
Terrorisme 28 juin 2025

Procès AFO : quand la « peur de la guerre civile » justifie les projets d’actions racistes

De l’instruction à la barre, les 16 prévenus ont constamment invoqué la crainte de la guerre civile qui les a poussés à rejoindre le groupe. Ils ont brandi cette obsession, propre à l’extrême droite, pour justifier les projets d’actions violentes contre les musulmans.
Par Pauline Migevant
Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale
Idées 28 juin 2025 abonné·es

Accélérationnisme : comment l’extrême droite engage une course à la guerre raciale

L’idéologie accélérationniste s’impose comme moteur d’un terrorisme d’ultradroite radicalisé. Portée par une vision apocalyptique et raciale du monde, elle prône l’effondrement du système pour imposer une société blanche.
Par Juliette Heinzlef
Médine : « Ça fait des années que je m’attends à ce qu’une balle se loge entre mes omoplates »
Entretien 25 juin 2025 abonné·es

Médine : « Ça fait des années que je m’attends à ce qu’une balle se loge entre mes omoplates »

Le rappeur, visé par le groupe d’extrême droite AFO, se constitue partie civile lors du procès de ses membres. Il explique en exclusivité à Politis la nécessité de riposter sur le terrain judiciaire dans un contexte de montée du racisme et de l’islamophobie.
Par Pauline Migevant