Vers une Afrique plus verte et plus souveraine

Dans une région soumise aux aléas et aux attaques djihadistes, des communautés se tournent vers l’agroécologie pour réduire l’insécurité alimentaire et gagner en résilience.

Patrick Piro  • 23 novembre 2023 abonné·es
Vers une Afrique plus verte et plus souveraine
Dans un champ d’oignons du nord du Cameroun, le 7 mars 2020.
© PATRICK MEINHARDT / AFP

« J’en ai la chair de poule, à les écouter ! » Christine Kayitesi, présidente du réseau Afrique verte, boit du petit-lait au récit de ces femmes « qui vendaient autrefois des galettes de céréales à 1 000 francs CFA [1,50 euro] dans la rue, et qui aujourd’hui vivent dans de belles villas, conduisent des 4×4 et envoient leurs enfants à l’université. Grâce à Afrique verte, elles ont appris à bien produire, à cultiver à nouveau des céréales locales comme le fonio, dont les qualités nutritionnelles sont exceptionnelles, à le transformer en couscous qu’elles conditionnent et vendent en ville, à utiliser des semences paysannes hâtives, produites par les villageois et adaptées à une saison des pluies qui raccourcit sous l’effet du dérèglement climatique, à nouer des relations commerciales stables, à emporter des marchés pour l’approvisionnement des cantines scolaires. Elles sont parfois si agiles dans leurs initiatives qu’on n’arrive plus à les suivre ! ».

Ou comment des communautés paysannes cheminent vers la souveraineté alimentaire, cette ambition qui vise à leur donner la capacité de produire, en quantité et en qualité, la nourriture qu’elles souhaitent consommer, dans une économie qu’elles maîtrisent, peu dépendante des soubresauts des marchés et de l’impact d’importations à bas prix qui déstructurent les économies rurales… Afrique verte, née en 1990, accompagne plus de mille organisations de terrain au Burkina Faso, en Guinée-Conakry, au Niger et au Mali. Christine Kayitesi, burkinabée, se souvient des débuts du réseau. « Notre objectif, depuis toujours, est de bouter la faim hors de notre zone. Aussi, nous avons commencé par nous intéresser aux céréales, qui sont au cœur de la sécurité alimentaire des communautés, en accompagnant les petits producteurs dans la conduite des cultures, la transformation des grains et leur commercialisation. Puis nous avons élargi nos interventions aux cultures associées qu’ils pratiquent presque tous – légumineuses, racines, légumes, etc. Jusqu’aux fleurs et aux produits forestiers non ligneux. »

Notre objectif est de bouter la faim hors de notre zone. Petit à petit, nous en sommes venus à toucher à toute l’économie rurale.

Christine Kayitesi, présidente d’Afrique verte

L’association s’est ensuite intéressée à la production de fertilisants bio, notamment la fumure animale, encourageant l’association de l’élevage et des cultures. Et, enfin, à la fabrication de pesticides bio, tirés d’essences végétales locales. « Petit à petit, nous en sommes venus à toucher à toute l’économie rurale ». Stabilisation des dunes pour y cultiver des variétés fourragères destinées aux animaux, utilisation des téléphones mobiles pour diffuser des fiches techniques, des données de marché, des informations institutionnelles, des analyses de qualité, etc. 

« Paniers de résilience » et « bourses alimentaires »

Alors que la crise climatique allonge la « soudure » – cette période redoutée qui voit les greniers épuisés alors que la nouvelle récolte n’est pas encore disponible –, l’association intervient en fournissant des « paniers de résilience » aux familles qui, sinon, n’auraient plus d’autre recours pour s’alimenter que de consommer les grains conservés pour les prochaines semailles.

Au-delà d’accompagnements individuels ou villageois, Afrique verte a construit sa réputation sur ses « bourses alimentaires », grandes foires commerciales qu’elle organise à l’échelle locale, régionale, nationale et même transfrontière, dans le but de mettre en relation les territoires aux productions excédentaires et déficitaires. « Dans le Sahel burkinabé, il est fréquent que la production alimentaire ne couvre pas la demande, en raison du climat, mais aussi désormais des incursions des djihadistes, qui mettent les paysans dans l’impossibilité de cultiver (1). Et ça fonctionne tellement bien que la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et le Cilss nous ont demandé d’organiser des bourses alimentaires pour leur compte ! », rapporte Christine Kayitesi.

1

L’insécurité est devenue une préoccupation majeure : dix zones fortement affectées seraient en urgence alimentaire – cinq au Burkina Faso, trois au Nigeria et deux au Niger, d’après le Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss).

Une reconnaissance, mais aussi une forme d’autocritique, en creux. Alors que les paysans représentent 65 à 70 % de la population de l’Afrique de l’Ouest, « la Cedeao aurait pu catalyser de bonnes politiques agricoles mises en œuvre au niveau régional et dans les pays pour changer la vie des populations, notamment en milieu rural, écrit Ibrahima Coulibaly, paysan malien, président du Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), présent dans dix pays de la région. Mais l’intégration régionale s’est complètement déconnectée de son objectif premier – construire une vraie politique agricole, alimentaire, économique et régionale, qui allait sortir les populations de la vulnérabilité et de la pauvreté pour aller véritablement vers la souveraineté alimentaire (2) ».

2

« Solutions ouest-africaines pour des systèmes alimentaires durables », Roppa, Jafowa, Fondation de France, CFSI, septembre 2023, d’où sont tirés les exemples de bonnes pratiques qui suivent.

Faute d’un soutien réel des pouvoirs publics dans ce sens, le Roppa plaide depuis plusieurs années pour l’abandon des pratiques conventionnelles à base d’intrants chimiques, très généralement importés, qui polluent et dégradent les sols « sans avoir jamais vraiment enrichi un seul paysan ».

Abandon des pesticides et des intrants chimiques

La solution, pour le réseau ouest-africain : passer massivement à l’agroécologie, cet ensemble de pratiques agricoles endogènes respectueuses des ressources naturelles – compost, traitements naturels, diversification et rotation des cultures, protection des sols, captation des pluies –, vers lesquelles Afrique verte s’est naturellement tournée au fil des années. Ibrahima Coulibaly en est convaincu, « il y a chez nous tout ce qu’il faut, en capacités de production, de transformation et de mise en marché, pour nourrir durablement et sainement nos populations ». On estime que 90 % des calories consommées en Afrique de l’Ouest sont produites dans la région, et sur des exploitations dont 95 % couvrent moins de 5 hectares.

À Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, les 145 maraîchères de l’association la Saisonnière ont ainsi abandonné les pesticides chimiques qui détérioraient leur santé et celle des riverains, ainsi que la fertilité de leurs parcelles, pour basculer dans un mode de production bio, économe en eau et revitalisant pour le sol. Dans les Niayes, bande maraîchère qui produit 60 % des fruits et légumes cultivés au Sénégal, l’utilisation massive d’intrants de synthèse dégradait de manière préoccupante la qualité de l’eau et des sols. L’alarme a poussé près de 400 productrices et producteurs à se convertir aux engrais organiques. Au nord du Togo, un programme valorise l’élevage durable de pintades, nourries par des aliments locaux fournis par des plantations qui stabilisent les sols fragilisés. La fiente des volailles est récupérée pour produire une fumure organique de qualité.

Les aléas internationaux accélèrent certaines évolutions positives. Ainsi, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a entraîné en Afrique de l’Ouest une pénurie d’engrais chimiques, dont ces deux pays sont des exportateurs de premier rang, a bénéficié aux petites entreprises locales de fertilisants bio, qui se multiplient. La crise covid, quant à elle, a favorisé le recours aux circuits courts d’approvisionnement. La législation du Burkina Faso impose une priorité, dans les achats des institutions publiques, à des denrées locales produites par des organisations paysannes. Au Sénégal, un programme d’approvisionnement des cantines scolaires par des produits de proximité et de qualité donne des résultats intéressants sur l’assiduité des enfants à l’école.

Partout en Afrique de l’Ouest, la mutation vers des systèmes agricoles durables s’appuie sur la promotion de groupes de femmes.

Consommer local : la pratique connaît un certain engouement dans la région ouest-africaine, en particulier sous l’impulsion des organisations paysannes, les premières à souffrir de la concurrence déloyale de produits importés à bas prix. Le Togo impose désormais l’incorporation de 10 à 15 % de céréales locales (soja, sorgho, manioc) dans le pain blanc « à la française » qui a conquis une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, ce qui en accroît la qualité nutritive tout en émancipant un peu les boulangers locaux des importations de farine de blé. Au Sénégal, des initiatives privées similaires – addition de farines de mil et de maïs dans le pain – séduisent un public croissant.

Contre les multinationales semencières 

Alors que les multinationales semencières exercent une pression constante pour pénétrer les marchés de la région, la maîtrise des semences par les paysan·nes est un objectif crucial dans la quête d’une agriculture autonome et de qualité. Lors de l’invasion du Nord-Mali par les djihadistes, en 2012, les maraîchers de la ville de Gao, coupée du reste du monde, ont pu continuer à produire parce qu’ils avaient mis au point une production locale de semences et d’engrais organiques. Partout en Afrique de l’Ouest, la mutation vers des systèmes agricoles durables s’appuie sur la promotion de groupes de femmes. Pilier de l’alimentation des familles, elles sont trop souvent défavorisées, quand elles sont isolées, dans l’accès au crédit ou à la maîtrise du foncier, qui se transmet traditionnellement de père en fils quand la question se règle à l’intérieur des familles plutôt qu’à l’échelle des pouvoirs communautaires. « C’est pourquoi Afrique verte s’est beaucoup investie dans la création de réseaux d’agricultrices, de transformatrices, de commerçantes », rappelle Christine Kayitesi.

La prise de conscience du rôle des femmes s’accélère. Le Roppa a créé des « collèges des femmes ». L’Association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en savane (Apess) sensibilise son public à l’impact négatif des inégalités que subissent les femmes, « qui tirent les exploitations familiales vers le bas ». Autrement dit : l’émancipation des femmes et la promotion de leur rôle sont aujourd’hui perçues comme une condition centrale du succès de toute démarche de souveraineté alimentaire.

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Publié dans le dossier
Produire et consommer autrement
Temps de lecture : 8 minutes

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