Renouer avec la fonction sociale de l’agriculture

Le modèle productiviste n’a pas tenu sa promesse de nourrir tout le monde en abondance. L’agroécologie, en revanche, est riche de méthodes qui permettraient aux citoyens de se réapproprier leur alimentation et aux paysans de vivre dignement.

Vanina Delmas  • 23 novembre 2023 abonné·es
Renouer avec la fonction sociale de l’agriculture
Les Amap (ici à Campbon, dans l’Ouest de la France) font partie de ces altermatives qui doivent se démocratiser.
© LOIC VENANCE / AFP

Que mangerons-nous en 2050 ? La population française dans son ensemble aura-t-elle accès à une alimentation saine et respectueuse de l’environnement ? Les promesses du modèle agricole productiviste de nourrir le monde seront-elles tenues ? Autant de questions qui se posent légitimement alors que les files d’attente ne cessent de s’allonger devant les points de distribution des associations.

Dans son étude Profils, le réseau des Banques alimentaires révèle avoir accompagné 2,4 millions de personnes fin 2022, soit trois fois plus qu’il y a dix ans, lors de sa première analyse. Les profils des personnes aidées se diversifient : plus de 80 % des bénéficiaires sont sans emploi (chômeur, retraité, en maladie longue durée, parent au foyer, etc.), mais les « travailleurs pauvres » sont de plus en plus nombreux (17 % ont un emploi, dont 60 % en CDI et 66 % à temps partiel). En parallèle, le gouvernement multiplie les annonces et les plans d’urgence, comme le plan « Mieux manger pour tous » et le fonds pour une aide alimentaire durable de 60 millions d’euros débloqué par Élisabeth Borne pour 2023 afin de « renforcer la qualité de l’aide alimentaire en finançant des achats de fruits et légumes et de produits sous label de qualité ».

« Donner de l’aide alimentaire à une population, ce n’est pas la nourrir. Ainsi, le modèle agricole productiviste est en échec, alors qu’il avait fait la promesse dans les années 1960 de nourrir tout le monde en abondance et de manière sécurisante. Il revendique l’aide alimentaire comme une politique agricole pour pouvoir dire qu’il tient ses promesses », dénonce Jean-Claude Balbot, agriculteur finistérien à la retraite et militant du réseau Civam (1).

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Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural. Voir le film La Part des autres, réalisé par Jean-Baptiste Delpias et Olivier Payage, sorti en 2019.

« On n’a jamais autant produit, et pourtant l’insécurité alimentaire existe toujours et même augmente, donc c’est vraiment un problème d’accès économique. Il faut également comprendre que, sans transformations profondes, le système agro-industriel actuel se retrouvera en grande difficulté dans un monde où le climat sera de plus en plus hostile à l’activité agricole : la raréfaction des énergies fossiles provoquera par exemple la diminution d’engrais azotés et des difficultés pour fluidifier les longues chaînes d’approvisionnement », complète Félix Lallemand, cofondateur de l’association Les Greniers d’abondance (2).

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Qui veille au grain ? Sécurité alimentaire, une affaire d’État, Les Greniers d’abondance, éditions Yves Michel, 2022.

Lancée en 2018, cette organisation s’est spécialisée dans l’étude des vulnérabilités du système agricole actuel et des voies à emprunter pour les atténuer. Elle prône plusieurs transformations pour faire face aux conséquences du dérèglement climatiques et à l’épuisement des ressources : notamment repenser la consommation et la production des produits animaux. « Il faut réfléchir à la compétition entre l’alimentation humaine et l’alimentation animale : aujourd’hui, la moitié des céréales produites en France sert à l’alimentation du bétail. C’est un gisement gigantesque pour nourrir davantage d’êtres humains ou pour faire face à une diminution des rendements liés au changement climatique. »

L’agroécologie au centre

Autre levier important : la transition agroécologique. Cet ensemble de pratiques s’adapte à chaque territoire et respecte le fonctionnement des écosystèmes, incitant à réduire les intrants, à limiter la pression sur les ressources naturelles, à diversifier les cultures et leurs rotations sans oublier l’élevage, à planter des haies et des arbres pour favoriser la biodiversité ou encore à sortir de la dépendance technologique. Il permet ainsi de réduire les émissions de gaz à effet de serre sans réduire les rendements, de créer des emplois et de participer activement à « la résilience alimentaire des territoires, grâce à une production en cohérence avec une demande alimentaire locale ».

De plus en plus d’études arrivent aux mêmes conclusions. Depuis une dizaine d’années, les ingénieurs de l’association Solagro affinent leur scénario Afterres 2050 sur l’utilisation des terres agricoles en fonction de la modélisation des besoins alimentaires et des pratiques agricoles, « du champ à l’assiette », et montrent les possibilités de faire mieux au niveau national et régional. Au niveau européen, l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) a élaboré le scénario agroécologique Tyfa (Ten Years For Agroecology) et conclu que l’agroécologie pourrait nourrir les Européens en 2050, notamment en baissant de 30 % la production de végétaux et de 40 % celle des produits animaux.

« Beaucoup d’agriculteurs s’engagent déjà dans ces voies, mais l’enjeu aujourd’hui est d’en faire le nouveau paradigme. Or, même avec la meilleure volonté du monde, un grand nombre d’agriculteurs ne peut pas entièrement passer à des pratiques agroécologiques sans se mettre en difficulté économique, analyse Félix Lallemand. Les principaux verrous sont la concurrence internationale et la non-prise en compte de tous les investissements réalisés pour sortir du modèle productiviste. »

Besoin de paysans

Nicolas Verzotti, maraîcher sur la ferme du Colibri, à Thor, dans le Vaucluse, a choisi cette voie agroécologique pour répondre à l’unique question vitale : comment fait-on sur sa ferme pour être le moins vulnérable possible et le plus efficace en termes d’impact environnemental, de rémunération et de logiques vertueuses ? Depuis 2012, il expérimente un système agroforestier de type verger-maraîcher sur 1,5 hectare. « Sur 2 000 mètres carrés, nous sommes à un rendement moyen de 2,5 tonnes à 3 tonnes de pommes de terre en bio. Autour de moi, il y a 400 hectares de friches : si, demain, mon territoire mise sur l’agriculture et l’alimentation pour faire basculer l’économie vers un système vertueux, notamment une économie circulaire, on aura là un effet de levier considérable remettant en cause cette idée reçue selon laquelle nos pratiques n’ont pas de rendement », explique celui qui est également vice-président du réseau Civam.

Les méthodes d’agroécologie permettraient de réduire les émissions de gaz à effet de serre sans réduire les rendements.

Pour lui, il est par ailleurs indispensable de changer de régime alimentaire afin de mieux répartir les activités sur les terres arables disponibles. « Nous avons toutes les ressources agronomiques aujourd’hui en France pour y parvenir, mais il faut bien les utiliser. Par exemple, avec un régime alimentaire diminuant de moitié la consommation de viande et misant sur le bio, il faudrait seulement deux hectares pour nourrir quatre personnes : un quart des cultures serait utilisé pour nourrir les animaux, un quart pour les céréales destinées aux humains, et le reste pour les fruits et légumes. »

Mais impossible d’enclencher cette dynamique sur le long terme sans paysans qui vivent dignement de leur travail. Le collectif Nourrir a publié un manifeste appelant à l’installation d’un million de paysan·nes d’ici à 2050 pour appuyer la transition agroécologique : « Nous en avons perdu 100 000 ces dix dernières années et les 400 000 fermes françaises vont essuyer 50 % de départs à la retraite dans les dix ans à venir », détaille-t-il. Pour y arriver, il faut améliorer la transmission des fermes et soutenir les candidats à l’installation paysanne, notamment les non issus du milieu agricole (Nima), souvent plus enclins à adopter les pratiques agroécologiques dès le début, et leur éviter la dépendance aux machines.

« On a dépouillé nos fermes des formes de travail humain au profit des machines, enfermant les paysans dans une dépendance qui engendre un cycle d’endettement notamment lié à la propriété du foncier. Placer la nourriture sur le marché de la compétition et de la productivité, c’est inévitablement appauvrir celui qui la produit et celui qui la consomme. Il faut reprendre en main le statut de la paysannerie, en restant des travailleurs indépendants mais propriétaires de notre outil de production », analyse Jean-Claude Balbot, également sociétaire de l’Atelier paysan (3), une coopérative des savoirs paysans qui œuvre pour l’autonomie technique et l’auto-construction de machines.

Un mouvement citoyen fort

Pour Jean-Claude Balbot, la clé pour venir à bout de la précarité alimentaire est de donner la parole aux citoyens et ainsi renouer avec la fonction sociale nourricière de l’agriculture. Un projet de société qui ne pourra prendre corps qu’autour de trois pratiques politiques à mener conjointement. D’abord celle des alternatives comme les Amap, l’agriculture biologique et les circuits courts – qui ne sont encore que des niches et peinent à se démocratiser. Puis la construction d’un rapport de force efficace. Et enfin un mouvement d’éducation populaire fondé sur un partage des connaissances entre paysans, citoyens et travailleurs sociaux.

« Ces débats, poursuit l’agriculteur, dessinent un projet de société. Si on opte pour une société sans paysans mais avec une agriculture fondée sur la robotique, la génétique et le numérique, telle que la conçoit Emmanuel Macron, seulement 20 % de la population pourra manger bio, et il faudra poursuivre la production agro-industrielle et le système d’aide alimentaire pour nourrir les autres. À l’opposé, nous proposons un modèle de société paysanne au centre de laquelle se pose la question alimentaire et des communs afin que chacun puisse manger ce qu’il désire, voire retrouve la capacité de subsistance alimentaire en produisant lui-même une partie ou la totalité de sa nourriture. Car, au-delà de l’injustice, c’est bien la lutte des classes qui est profondément imprimée dans l’alimentation. »

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