« Les jardins participent à l’émancipation globale des individus »

Au-delà de la nécessité de produire pour se nourrir, les potagers familiaux ou partagés contribuent à l’élaboration de « futurs désirables pour les territoires », selon Damien Deville.

Vanina Delmas  • 23 novembre 2023 abonné·es
« Les jardins participent à l’émancipation globale des individus »
Une ferme urbaine à Marseille.
© JUSTINE BONNERY / HANS LUCAS / AFP

Damien Deville, géographe et anthropologue, réfléchit aux nouvelles manières de penser les territoires et les liens au quotidien entre les vivants et les lieux. Pour sa thèse (1), il est parti à la rencontre des jardiniers d’Alès, au cœur des Cévennes, qui ont subi la fermeture des mines, des chaudronneries et des usines de textile. Ces jardins partagés permettent de penser une écologie de la précarité et sont devenus pour beaucoup des lieux d’émancipation.

Les jardins partagés ont-ils été vitaux lors des diverses crises du XXe siècle ?

1

La Société jardinière, Damien Deville, Le Pommier, 164 pages, 18 euros.

Damien Deville : Les villes ont longtemps été agricoles dans le sens où, en complément des activités issues des territoires ruraux, les espaces urbains regorgeaient d’élevages et de petites cultures maraîchères. Néanmoins, cette dynamique s’est arrêtée net au cours du XIXe siècle, quand les politiques urbaines, influencées par les théories hygiénistes, ont déplacé ces activités aux portes de la ville. L’agriculture, cependant, est revenue en ville pendant les deux guerres mondiales. Pour faire face aux pénuries, lutter contre le marché noir et participer à l’effort de guerre, les habitants étaient incités par les gouvernements à planter et à cultiver partout où c’était possible.

Plus récemment, des formes de jardins partagés ou familiaux, particulièrement productifs, ont refait surface dans des villes connaissant des difficultés économiques : pensons à Porto et Athènes, à la suite de la crise des subprimes de 2008, à Détroit, où poussent sur les ruines de la désindustrialisation automobile des jardins et de petites fermes. Retenons de ce paysage géographique et historique que l’agriculture urbaine gagne du terrain lorsque les villes ou les pays traversent des difficultés sociales ou économiques, et qu’elle en perd, a contrario, lors des phases de faste et de forte croissance économique. Au fond, agriculture urbaine et précarité ont toujours été fortement liées.

La société jardinière Damien Deville

L’agriculture urbaine joue-t-elle un rôle particulier dans les villes moyennes frappées par la désindustrialisation ?

Les jardins partagés dans les grandes métropoles, pratiqués par les classes moyennes, voire supérieures, ont été beaucoup étudiés par la recherche en France, mais il y a très peu d’études sur les formes d’agriculture urbaine présentes dans les villes moyennes enclavées et désindustrialisées. Elles sont pourtant connues pour avoir des indicateurs de précarité plus hauts que la moyenne nationale. Au regard des exemples étrangers, on peut penser que l’agriculture urbaine prend ici des formes inattendues. Nous avons enquêté sur la commune d’Alès, capitale des Cévennes.

Cette ville anciennement charbonnière voit les opportunités de développement économiques se déplacer vers la proche métropole de Montpellier, et ce manque conduit des familles à retourner à la terre. La précarité économique est souvent la motivation première pour avoir accès à un jardin, et cela influence même leur forme : contrairement à ce qu’on observe dans les grandes métropoles, les jardins sont très productifs, ils peuvent aller jusqu’à 800 mètres carrés par personne, disposent d’un élevage et, surtout, sont cadenassés, grillagés, invisibles depuis l’espace public, laissant présager l’importance donnée aux productions. J’utilise le terme de « jardins forteresses » pour décrire ce paysage si particulier à Alès.

Qu’apportent ces jardins aux populations précaires ?

En premier lieu, ces jardiniers retournent tous à la terre pour arrondir leurs fins de mois : se nourrir, nourrir leur famille et éventuellement gagner un peu d’argent par la vente des produits agricoles. Mais, au fil de la pratique, un apprentissage se met en place, rendant cette motivation économique indissociable de toute une série d’autres motivations, qui sont d’ordre social (les jardins permettent de rencontrer d’autres personnes que son voisinage direct) ou paysager (sortir des HLM pour fréquenter des espaces offrant davantage de bien-être). Les jardins permettent également aux jardiniers d’améliorer leur prestige et leur image : auparavant au chômage, ils deviennent des personnes-ressources pour leur communauté. Cet apprentissage devient si présent que ces jardiniers, pourtant pauvres, sacrifient une partie de leur espace productif pour d’autres usages : un barbecue pour inviter des amis, une collection de bonsaïs ou un parterre de plantes non productives et non comestibles. Les jardins participent à l’émancipation globale des individus.

Comment les jardins partagés participent-ils à « l’écologie de la précarité » ?

Dans les lieux où j’ai enquêté, les jardins ne permettent pas réellement aux personnes pauvres de sortir de la précarité financière. Tout bien compté, les revenus gagnés ou économisés (par la consommation des produits agricoles) n’atteignent pas un Smic. Mais les jardins redonnent de l’épaisseur à la vie des jardiniers, une capacité à s’approprier la ville, à s’ouvrir à de nouvelles opportunités, à améliorer l’estime de soi et la dignité d’une vie. C’est cela que j’appelle une écologie de la précarité : grâce à de nouvelles réciprocités entre l’humain et d’autres espèces animales ou végétales, entre l’humain et son territoire, des personnes pauvres s’émancipent et participent à forger des futurs désirables pour les territoires.

Ces jardins sont-ils pris en compte à leur juste valeur par les politiques publiques ?

Les cas sont extrêmement divers en fonction des territoires. La ville de Porto, au Portugal, a mis en place, en partenariat avec les acteurs du traitement des déchets verts, une politique ambitieuse de création de jardins partagés et familiaux à destination d’abord des foyers à bas revenus. Des centaines de jardins ont ainsi vu le jour dans tous les quartiers de la ville. Les parcelles sont certes petites, mais là encore elles participent à de nouveaux possibles pour les jardiniers eux-mêmes. Dans les villes moyennes françaises désindustrialisées, les jardins sont d’abord perçus comme un outil d’embellissement de la ville, permettant par extension à la commune de renouer avec l’attractivité. Dans ce cas précis, l’essentiel est que les jardins soient fleuris et entretenus. Ces villes vont même jusqu’à payer des chargés d’animation qui s’assurent de la bonne tenue des jardins.

Par extension, l’aspect social, mais aussi plus généralement l’émancipation des jardiniers par l’acte de faire, d’être leur propre chef, de s’encapaciter, est complètement dévoyé. L’agriculture urbaine est aujourd’hui à un croisement : servira-t-elle de levier de développement urbain classique, souvent source des inégalités que nous connaissons ? Ou alors participera-t-elle à redéfinir les priorités de l’agenda citoyen et politique, en mettant la relation à l’autre, le vivant, l’émancipation des habitants au cœur des modèles de développement ? À titre personnel, je milite pour que l’agriculture urbaine épouse ce renouveau territorial : construire une société jardinière, c’est en somme tout le malheur que nous pouvons nous souhaiter !

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Société
Publié dans le dossier
Produire et consommer autrement
Temps de lecture : 6 minutes