Ukraine, la bataille du blé

Alors que plusieurs pays du Sud dépendent des grains ukrainiens pour leur alimentation, Kiev s’évertue à contourner le blocage de ses exportations par la Russie.

Patrick Piro  • 17 novembre 2023 abonné·es
Ukraine, la bataille du blé
Distribution de produits alimentaires dans le sud du Yémen, durement frappé par le blocus sur le blé ukrainien, le 29 mars 2022.
© SALEH AL-OBEIDI / AFP

Le 21 septembre 2023, le vraquier Resilient Africa franchissait sans encombre le détroit du Bosphore avec 3 000 tonnes de blé ukrainien chargé deux jours plus tôt dans le port de Tchornomorsk, au sud d’Odessa. Il s’agissait de la première cargaison de grains s’échappant d’Ukraine par la mer Noire depuis la décision de Moscou de mettre fin, le 17 juillet dernier, à l’accord céréalier qui sécurisait cette voie d’exportation. Trois jours plus tard, le cargo Aroyat suivait le même itinéraire avec 17 600 tonnes de blé. À nouveau, comme au printemps 2022, c’est à leurs risques et périls que des navires s’aventurent sur cette voie maritime qui constituait l’axe quasi exclusif d’exportation des céréales et oléagineux ukrainiens avant la guerre.

Le tarissement de ce flux, sous la menace des bombardements russes, avait suscité une vague d’alarme dans le monde : l’Ukraine contribuait alors à 12 % des exportations mondiales de blé. La Russie jouait à fond sur la corde hypersensible des approvisionnements alimentaires, en Ukraine et à l’étranger  – destruction de silos de stockage, blocus d’exportations essentielles pour de nombreux pays, mais aussi rétention du blé russe, qui comptait alors pour 24 % des échanges internationaux. Quant au tournesol ukrainien, principalement destiné à l’alimentation animale, il représentait la moitié des exportations mondiales.

C’est en Afrique que le contrecoup a été le plus violent, et dans certains pays déjà très fragilisés par l’insécurité alimentaire. En 2020, le blé ukrainien et russe représentait 100 % des importations de la Somalie et du Bénin, et entre 60 % et 75 % pour Madagascar, le Congo, le Rwanda, la Tanzanie, le Sénégal, la République démocratique du Congo et le Soudan. Et 81 % pour l’Égypte, premier importateur mondial de blé (13 millions de tonnes par an).

À l’automne 2022, cependant, alors que les stocks nationaux des pays atteignaient leur plus bas niveau, la catastrophe humanitaire redoutée n’a pas eu lieu. Au mois d’août, Moscou, craignant d’apparaître comme un affameur d’Afrique, acceptait un « accord céréalier » ouvrant en mer Noire un corridor qui a permis d’évacuer quelque 30 millions de tonnes de denrées alimentaires ukrainiennes en un an (maïs, blé, tournesol pour l’essentiel). Un moindre mal, mais deux fois moins qu’en année « normale ». Selon le rapport annuel Sofi piloté par la FAO, la guerre en Ukraine aurait contribué à accroître de 25 millions le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde.

Cette situation pourrait pourtant être qualifiée de « répit » dans la vague de conséquences humanitaires de l’invasion russe. Car, au prétexte que l’Occident entrave ses propres exportations de céréales et d’engrais, notamment par l’éviction de la banque agricole russe Rosselkhozbank du système interbancaire Swift, Moscou ne montre aucune velléité de reconduire l’accord céréalier. « Des centaines de millions de personnes qui font face à la faim et les consommateurs confrontés à une crise mondiale du coût de la vie vont en payer le prix », déplorait en juillet le secrétaire général de l’ONU, António Guterres.

Défi logistique

La mer Noire étant de nouveau en pleine insécurité pour les armateurs, l’Ukraine tente, depuis, de bricoler de nouvelles voies d’exportation. La principale passe par les petits ports de Reni et Izmaïl sur l’embouchure du Danube : des bateaux de modeste tonnage y sont chargés au débouché d’un terminal routier et ferroviaire, avant que leur cargaison soit transférée sur des cargos plus gros dans le port roumain de Constanta, d’où ils cabotent prudemment jusqu’au Bosphore. « Mais cette organisation renchérit d’un facteur 5 ou 10 le coût de la logistique », calcule Bruno Parmentier, économiste spécialiste des questions agricoles et alimentaires.

Pour acheminer les 20 000 tonnes de céréales que peut emporter un cargo, il faut environ 700 camions. « Pour sortir les 20 millions de tonnes de grains ukrainiens de la récolte 2022 encore dans les silos – une nécessité pour accueillir la récolte 2023 –, il faut assurer près d’un million de rotations de camions. Dans un pays en guerre ! Le défi logistique est énorme. » Et, depuis juillet, les frappes russes ont redoublé d’intensité sur les nœuds stratégiques de ce nouveau circuit – ports, axes routiers et ferroviaires, infrastructures, etc.

L’Ukraine exploite, en complément, la voie terrestre à travers l’Union européenne. Mais ce n’est pas de tout repos non plus. Sur le trajet, une partie des cargaisons entrait, à bas prix, sur certains marchés nationaux, qu’elles perturbaient. En dérogation aux mesures de soutien de l’UE à l’Ukraine, et tant que le corridor de la mer Noire était ouvert, Bruxelles avait alors autorisé cinq pays – Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie et Slovaquie – à pratiquer un embargo temporaire sur le grain ukrainien. Mais le 15 septembre, à son échéance, plusieurs pays l’ont maintenu, dont la Pologne, provoquant une crise diplomatique avec l’Ukraine, dont elle est pourtant la plus proche alliée. Un arrangement semble se dessiner afin que les cargaisons transitent jusqu’à des ports lituaniens sans débarquer en cours de route.

La débrouille ukrainienne a jusqu’à présent permis d’éviter une hausse du cours des grains et de différer la réalisation de la prédiction du secrétaire général de l’ONU. Mais jusqu’à quand ? La réorganisation actuelle limite le potentiel d’exportation de l’Ukraine à la moitié des tonnages évacués lorsque le corridor de la mer Noire était ouvert, alors déjà deux fois moins importants qu’avant le début de la guerre, en février 2022.

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Publié dans le dossier
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