La faim, un scandale planétaire bien entretenu

La sous-nutrition, qui affecte près de 800 millions de personnes dans le monde, ne régresse pas au fil des années, bien que la production agricole dépasse les besoins de l’humanité.

Patrick Piro  • 17 novembre 2023 abonné·es
La faim, un scandale planétaire bien entretenu
 Lors d’une opération menée par Oxfam pour dénoncer l’inertie des dirigeants du G7 dans la lutte contre la faim en Afrique de l’Est, le 17 mai 2023 à Londres.
© CARL COURT / Getty Images via AFP

Naïveté ? Stratégie de communication ? Le rapport 2023 sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde (Sofi), publié en juillet, laisse transparaître une déception impuissante : les indicateurs ne sont pas bons. Pourrait-il en être autrement, alors que le dérèglement climatique frappe de plus en plus fort les populations fragilisées, que les conflits régionaux ne marquent aucun répit, qu’un nombre croissant de spéculateurs se nourrissent des crises alimentaires mondiales et, surtout, que les grandes puissances agricoles exportatrices ne font que d’insignifiants efforts pour corriger concrètement les tares du système agricole et alimentaire mondial ?

Les chiffres de la faim avaient explosé lors de la pandémie de covid en 2020. Aussi, les auteurs du rapport Sofi, issus de cinq agences des Nations unies, dont principalement l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), espéraient constater au moins un retour au niveau de 2019 : ce n’est pas le cas. Jusqu’à 783 millions de personnes ont souffert de sous-alimentation l’an dernier (122 millions de plus qu’avant la crise covid). Soit 9,2 % de la population mondiale, un chiffre stable par rapport à 2021 (9,3 %), mais bien au-delà de celui de 2019 (7,9 %). Et si la guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, a aggravé la situation, elle n’aurait contribué qu’à 20 % de cet accroissement.

« Plus alarmant peut-être : 30 % de la population mondiale, surtout des femmes et des habitant·es des zones rurales, est en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave, c’est-à-dire privée d’accès à une nourriture adéquate, souligne Valentin Brochard, consultant sur les questions agricoles et alimentaires. Et jusqu’à 42 % des individus ne sont pas en mesure de s’alimenter sainement, faute de moyens. C’est extrêmement perturbant. » Si la situation s’est améliorée en Amérique latine et en Asie de l’Est, elle continue de se dégrader en Asie de l’Ouest, dans la Caraïbe et surtout en Afrique, où 60,9 % de la population se trouve en état d’insécurité alimentaire.

En cause : le climat, les conflits, la spéculation

Trois grandes causes expliquent l’accentuation du problème de la faim. Tout d’abord, le dérèglement climatique, qui, en s’accélérant, cause des dégâts de plus en plus importants à l’agriculture dans la ceinture tropicale. Cette année, le Pakistan a été dévasté par des inondations catastrophiques, l’Inde a subi une impensable canicule au printemps, avec des températures frisant 50 °C qui ont anéanti une partie des cultures de blé. «Sans parler de la salinisation des sols, de la perte de biodiversité ainsi que des effets sur la santé des élevages», ajoute Lorine Azoulai, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire à l’association CCFD-Terre solidaire. Autre facteur aggravant, les conflits régionaux, susceptibles de provoquer des remous massifs sur des marchés agricoles instables – le cas de la guerre en Ukraine le démontre amplement.

Enfin, il y a l’activité d’acteurs financiers spéculant sur la hausse des prix des matières premières agricoles lors de la pandémie de covid. «Ils ne sont pas la cause proprement dite des crises alimentaires, mais ils les amplifient, souligne Bruno Parmentier, économiste spécialiste des questions agricoles et alimentaires. Quand il y a du blé en abondance, ils vont spéculer ailleurs. » En juillet 2022, en plein blocage des exportations de grains ukrainiens, la tonne de blé se négociait à 440 euros, contre 230 euros un an avant la guerre déclenchée par la Russie.

Certains pays sont parfois exposés au cumul de ces causes majeures affectant la disponibilité en aliments, en quantité et en qualité. «Alors que la part de l’alimentation représente parfois plus de la moitié du budget des personnes les plus démunies, elles n’ont alors plus les moyens d’accéder à la nourriture de base », constate Lorine Azoulai.

En juin 2022, les acteurs financiers ont contribué à 70 % des achats réalisés sur le marché du blé (contre 26 % en janvier 2020), et 80 % de ces manœuvres étaient purement spéculatives, indique une étude livrée au printemps dernier par le CCFD-Terre solidaire et l’ONG Foodwatch (1). Au premier trimestre 2022, les dix plus gros fonds d’investissement intervenant sur les marchés financiers des céréales et du soja cumulaient près de 2 milliards de dollars de profits. Lors des deux dernières années, les vingt plus grosses entreprises agroalimentaires ont réalisé des profits faramineux, conduisant à la distribution de 53 milliards de dollars à leurs actionnaires.

Des analystes font remarquer que le nombre de personnes touchées par la sous-nutrition, en proportion, a régulièrement régressé sur le temps long : en 1950, la faim affectait près de 800 millions de personnes sur une population de 2,8 milliards d’individus, soit à peu près autant qu’aujourd’hui alors que la planète compte plus de 8 milliards d’habitant·es. «Mais ce qui est frappant, c’est la persistance d’une incapacité à nourrir près d’un milliard de personnes, bien que la productivité agricole ait fait un bond considérable ces dernières décennies», commente Bruno Parmentier.

En cause, un système agroalimentaire international dominé par quelques puissants acteurs, dont le déséquilibre entretient la fragilité. «C’est un modèle productiviste, extrêmement concentré et spécialisé, décrit Valentin Brochard. 80 % du marché des semences est détenu par trois multinationales, et près de 75 % du marché des engrais par quatre multinationales. Ce sont d’énormes oligopoles, dont la stratégie économique porte en germe tous les paramètres de la crise alimentaire mondiale. » Ils sont situés dans quelques pays – États-Unis, Canada, Russie, France, Argentine, Brésil, etc. (2), superpuissances agro-exportatrices dont une part notable de la diplomatie internationale est dictée par leurs intérêts agroalimentaires.

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La Chine, de très loin le plus gros producteur mondial d’aliments, n’en fait pas partie : presque tout est consommé dans le pays, qui exporte très peu.

« La déstabilisation des marchés et l’explosion des prix tiennent à une très forte dissymétrie, souligne Bruno Parmentier. Une dizaine de pays seulement sont en mesure de produire suffisamment d’excédents alimentaires pour exporter, ce qui leur permet de peser sur les marchés internationaux, alors que 80 à 100 pays dépendent des importations pour nourrir leur population. » La démonstration la plus flagrante de la fragilité de ce système a été apportée par la guerre en Ukraine. En quelques années, plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont devenus fortement dépendants des livraisons de grains de ce pays, qui a récemment rejoint le groupe restreint des grands exportateurs. L’incapacité de l’Ukraine à exporter sa production, pour une durée indéterminée, a fait craindre une grave crise humanitaire chez ses clients à l’automne 2022.

Flux tendu

Par ailleurs, la déréglementation généralisée du commerce a conduit à une désaffection des politiques nationales ou régionales de stockage de grains et d’oléagineux (aliments énergétiques de base, et qui se conservent bien), au profit d’une logique de flux tendu. «Si on manque, on affrète des vraquiers, sauf quand la circulation maritime est en tout ou en partie interrompue, comme en mer Noire, canal privilégié des exportations ukrainiennes», explicite Bruno Parmentier. Alors que les principaux déterminants des crises alimentaires sont parfaitement analysés, les critiques ciblent avec insistance l’incapacité de la communauté internationale à établir une gouvernance spécifique susceptible de protéger le marché des matières premières agricoles des effets délétères du système actuel.

La création d’un Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), organe des Nations unies portant la mission d’éliminer la faim et de garantir la sécurité alimentaire ainsi qu’une nutrition correcte de l’ensemble de l’humanité, est l’une des tentatives les plus intéressantes de ces dernières années, y compris parce que des représentants des sociétés civiles y siègent. «Mais toutes les initiatives régulatrices sont enrayées par un groupe d’acteurs – pays agroexportateurs, groupes d’influence noyautés par l’industrie, pseudomouvements citoyens, etc. – freinant les évolutions qui menaceraient leurs intérêts économiques, s’élève Valentin Brochard. On avait pourtant cru que la pandémie de covid et l’explosion de la faim résultante avaient ébranlé leurs positions. Mais il n’en a rien été. La seule préconisation, brandie à chaque crise alimentaire, c’est “il faut produire plus”. Les grands acteurs de l’agroalimentaire agitent systématiquement le chiffon rouge des “famines par manque”, alors qu’on n’a jamais produit autant de calories alimentaires sur la planète !» L’équivalent de quelque 6 000 kilocalories par jour et par personne (kcal/j/p).

Après soustraction des matières premières agricoles absorbées par les usages non alimentaires (dont les agrocarburants), l’alimentation animale ainsi que les pertes et gaspillages, il reste environ 2 600 kcal/j/p disponibles, quand l’Organisation mondiale de la santé préconise une ration énergétique comprise entre 1 800 et 2 600 kcal/j/p. « Le scandale de la faim et de la malnutrition n’est pas un problème de quantités insuffisantes, juge Valentin Brochard, mais bel et bien une question politique. »

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Publié dans le dossier
Nourrir l'humanité
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