Bouffer du curé susciterait-il moins d’appétit ?

Les spiritualités progressent chez les jeunes depuis dix ans. Si les causes sont multiples, c’est la tolérance pour les croyances de leurs camarades qui domine. À rebours de l’anti­cléricalisme de leurs aîné·es

Olivier Doubre  • 11 décembre 2023 abonné·es
Bouffer du curé susciterait-il moins d’appétit ?
© Ismael Paramo / Unsplash

Mercredi 22 mars 2023. Le ramadan vient de commencer. Une adolescente de l’Est parisien issue d’un couple mixte, le père d’origine juive tunisienne, la mère d’origine sénégalaise, tous deux travaillant dans le service public et adhérents d’une fédération de parents d’élèves classée à gauche, « fait ramadan ». Elle n’est pourtant pas issue d’une famille croyante, n’a suivi aucune éducation religieuse. Elle et sa sœur vont à l’école publique de ce quartier populaire.

Depuis l’après-guerre, la désaffiliation religieuse de la population française n’a cessé de progresser. Pourtant on note, selon des enquêtes de l’Insee, une augmentation de la proportion de jeunes de 18 à 30 ans déclarant « croire en Dieu » : 49 % en 2023, chiffre stable depuis 2020. Un tel pourcentage n’avait pas été atteint depuis quatre décennies. En somme, si la jeunesse se « désaffilie » – comme le reste de la société –, la part de croyants en son sein progresse légèrement. Et tous sont concernés par ce phénomène : il ne s’agit pas que des musulmans, comme certains voudraient le faire croire.

Les manifestations d’appartenance à des croyances religieuses de certains jeunes ne semblent pas susciter d’ostracisme chez leurs condisciples. Mieux, depuis les attentats meurtriers de 2015, si les jeunes de famille musulmane se sont souvent sentis visés lors des cérémonies ou prises de parole, nombre de leurs camarades de classe ont manifesté attention et solidarité à leur égard. Un geste qui traduit sans doute le malaise ressenti par des élèves lors des cérémonies en faveur de la « laïcité » imposées par les autorités dans les établissements scolaires après les nombreux drames, du Bataclan à l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, puis l’assassinat ignoble des professeurs Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine et Dominique Bernard à Arras.

Quête de sens

Si collégiens et lycéens demeurent majoritairement éloignés des religions traditionnelles, nombre d’entre eux, en effet, refusent de voir certains de leurs condisciples « visés » par les autorités académiques. Et le principe de laïcité n’est pas remis en cause, au contraire : la liberté de croyance est vivement défendue, en tant que liberté de conscience. Y compris par ceux qui n’embrassent pas une foi.

Il s’agit d’abord de laisser libres ‘les copains’ de croire à ce qu’ils veulent.

À un âge où l’on s’interroge sur sa place dans la société, les pratiques spirituelles se diversifient (1), avec de plus en plus de jeunes qui se tournent vers des « pratiques plus ou moins ésotériques ou des thérapies alternatives (méditation, expériences mystiques, religions dites ‘de guérison‘…) (2) ». Pour des jeunes en quête de sens, certaines croyances peuvent séduire, comme l’astrologie, le néochamanisme ou des pratiques new age.

Par rapport aux générations précédentes, sans remonter à l’époque où la plupart des enfants suivaient le catéchisme, il apparaît donc que l’athéisme ou l’anticléricalisme, même chez les jeunes militants de gauche, n’est plus une posture prégnante. Les convictions spirituelles de chacun ne sont pas ou peu contestées. D’où une certaine incompréhension parmi des militants plus âgés lorsque le NPA présenta, il y a quelques années, une candidate voilée dans l’Isère. Ou chez certains députés qui refusèrent d’auditionner Maryam Pougetoux, vice-présidente de l’Unef, portant le voile, lors d’une commission d’enquête consacrée aux effets de la crise liée au covid-19 sur la jeunesse.

2

Selon le sociologue des religions Jean-Paul Willaime, Le Monde, 23 novembre 2023.

Pour nombre de jeunes, l’engagement anticlérical n’est plus une question centrale. L’heure est plutôt à la tolérance, sans jugement sur le fait de suivre une croyance ou un rite. Qui, bien souvent, ne renvoient pas tant à des préceptes religieux, interdictions de conduites ou de consommations alimentaires : ces jeunes fréquentent en général les soirées avec alcool, tabac, voire relations sexuelles. Mais il s’agit d’abord de laisser libres « les copains » de croire à ce qu’ils veulent. À un âge où l’on se cherche une voie. 


À lire

Quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale, Grégory Chambat, édition du Croquant, 136 pages, 10 euros.

On sait combien l’extrême droite se préoccupe de la « bataille culturelle » chère à Gramsci : elle nourrit une « obsession » pour la question scolaire, un domaine où, selon Éric Zemmour, se joue « avant tout » ladite bataille. Militant syndical et pédagogique, Grégory Chambat retrace d’abord l’histoire de cette volonté d’emprise sur le système scolaire, depuis Thermidor et tout au long du XIXe siècle jusqu’à Vichy, aujourd’hui dans la Turquie d’Erdoğan, la Hongrie d’Orbán ou le Brésil de Bolsonaro. Et, bien sûr, aux États-Unis (de Donald Trump), où certains États interviennent directement dans les programmes scolaires. Mais, loin de se plier à ce projet d’une « éducation identitaire », dont il éreinte les présupposés, l’auteur propose les grandes lignes d’une « riposte », indispensable et raisonnée, à cette offensive de la médiocrité et de l’exclusion au service des puissants. Pour une école du commun et de l’émancipation, s’opposant au fascisme.

Le remplaçant. Journal d’un prof (précaire) de banlieue, Nedjib Sidi Moussa, L’Échappée, 224 pages, 18 euros.

Le jeune prof – contractuel et précaire – arrive en général enthousiaste et plein de bonne volonté dans le bahut où il a trouvé un poste de remplaçant. Il aime l’histoire et la géographie, évidemment aussi « l’enseignement moral et civique ». Il veut communiquer, transmettre, enseigner à ces jeunes qu’il a en face de lui – qu’il croit bien connaître. Une seule première matinée de cours le fait déchanter. C’est là le récit de Nedjib Sidi Moussa, la quarantaine, prof nommé dans un collège de la banlieue parisienne, qui se retrouve, lui, le fils d’ouvrier « durablement installé dans le précariat », à apprendre aux enfants des classes laborieuses les matières longuement assimilées à l’université. Le récit des pérégrinations, entre rire et larmes, de la compassion à la révolte, de ce « remplaçant » face à une jeunesse tout aussi perdue, promise à une précarité certainement encore plus dure que la sienne. Et une chronique poignante de la jeunesse de la France contemporaine.

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