Junk politique

La France rejette les nouveaux venus à la mer ou les voue au néant de la rue. Cette même matrice autorise à régir les corps des femmes, en proclamant de façon outrancière l’urgence nataliste. Racisme, sexisme : une politique armée pour dénier droit et dignité.

Nacira Guénif  • 6 février 2024
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Junk politique
Des manifestants contre la loi immigration, à Nantes, le 25 janvier 2024.
© Loïc Venance / AFP

L’ère de la diversion et de la désertion s’impose, quoi qu’il en coûte. A-t-on jamais vu moment plus favorable aux positions inflexibles si ce n’est imbéciles face aux soubresauts du monde ? Les digues ont sauté et la lâcheté est de mise. Qu’il s’agisse des manifestations extrêmes du climat et de leurs ravages toujours plus grands, des déplacements de populations poussées par les dérangements du capitalocène jusqu’aux rives de l’Europe, ou du génocide contre les Palestinien·nes, en France le pouvoir regarde ailleurs. Un inventaire à la Prévert, même incomplet, sert de modeste balise pour naviguer à contre-courant de l’effondrement annoncé.

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La loi sur l’immigration, dernière d’une longue litanie raciste, érige l’infamie en tactique politique. De la suppression de l’aide médicale d’État aux cautions demandées aux étudiant·es étranger·ères, tout aura été tenté. Face à la fascisation du champ politique, plus rien ne rassure. L’ordre réactionnaire, proclamé sur le ton martial du « réarmement », n’est en rien tempéré par les rares signaux d’apaisement. L’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian ou l’inscription dans la Constitution de la « liberté de recourir à l’avortement » agissent en trompe-l’œil et n’effacent pas la fragilisation du droit du sol et la préemption du ventre des femmes, deux enjeux intimement liés.

D’une part, la mémoire des Manouchian est l’otage d’un récit national qui s’accommode de – voire revendique – ses racines racistes jamais arrachées au lendemain des luttes antifascistes et anticoloniales. Hantée par sa matrice coloniale, la France rejette les nouveaux venus à la mer ou les voue au néant de la rue. Cette même matrice autorise à régir les corps des femmes, en proclamant de façon outrancière l’urgence nataliste alors que l’intégrité des personnes n’est toujours pas garantie.

Cette politique des ventres étrangers conduit en droite ligne au « réarmement démographique », aux enfants choisis.

D’autre part, c’est le même État raciste qui a salué durant des années un obscur fonctionnaire zélé comptant les mariages mixtes pour savoir quels seraient les ventres qui porteraient les Français de demain et s’assurer de leur conformité à l’identité nationale. Cette politique des ventres étrangers conduit en droite ligne au « réarmement démographique », aux enfants choisis, sur le modèle de l’immigration choisie. Pendant qu’ici il siérait qu’ils soient « de souche », en Kanaky, la mise en minorité démographique du peuple autochtone, toujours autorisé par les Nations unies à se prononcer sur sa décolonisation, s’affaire à assurer une immigration loyaliste.

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Protestant contre le langage obscène de la remigration ou du grand remplacement, les cortèges en Allemagne ont été dix fois plus nourris qu’en France. La division au sein de la gauche n’est pas pour rien dans ce rendez-vous manqué. Autre rendez-vous délibérément manqué : les revendications du droit à disposer de son corps et à rester en vie, invoquées notamment par les personnes racisées, non-binaires, trans, les élèves en butte au harcèlement raciste ou homophobe, que les autorités clament protéger, ou encore par celleux qui luttent pour un avenir meilleur en traversant déserts et mers, et ne trouveront pas droit de cité dans la Constitution – la lâcheté politique en a décidé autrement. Racisme, sexisme, voilà le parfait cocktail d’une junk politique armée pour dénier droit et dignité.

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