« Dispak Dispac’h », une très saine contagion

Pour aborder la question des politiques migratoires, Patricia Allio imagine un dispositif de circulation de la parole. Pas exactement un spectacle, plutôt un « espace de contagion affective », Dispak Dispac’h bouscule les formes habituelles autant que les pensées.

Anaïs Heluin  • 27 mars 2024 abonné·es
« Dispak Dispac’h », une très saine contagion
Aux antipodes d’une tendance très en vogue à brandir des sujets sensibles, souvent politiques, pour éviter de les creuser en profondeur, Patricia Allio prend le temps d’aller vers son sujet.
© Emmanuel Valette

Dispak Dispac’h / Patricia Allio / jusqu’au 31 mars au Théâtre Silvia Monfort, Paris (15e), theatresilviamonfort.eu / Aussi du 9 au 13 avril au TNB à Rennes (35), les 17 et 18 avril à la Comédie de Caen (14), du 23 au 25 mai à la Comédie de Valence (26), les 30 et 31 mai à La Passerelle à Saint-Brieuc (22).

Si Patricia Allio poursuit d’une création à l’autre une même réflexion sur la vulnérabilité, un même effort pour mettre en lumière celles et ceux qui d’habitude sont dans l’ombre de nos sociétés, son rapport à la forme n’a de cesse de se réinventer. Depuis sa première création, sx.rx.Rx (2004), où elle confiait à un acteur la « langue insurrectionnelle » imaginée par Samuel Daiber, interné et dépossédé de ses droits dans un hôpital psychiatrique en Suisse, l’artiste bretonne se déplace d’un medium à l’autre.

Après plusieurs spectacles mêlant de façon toujours différente texte, jeu, image ou encore son, elle met par exemple en pratique son goût de la composition dans Brûler pour briller (2023), où une figure androgyne multiplie les rencontres inattendues en traversant les époques. Le traitement de la fragilité va toujours chez Patricia Allio avec un franchissement de frontières, qu’elles soient temporelles, esthétiques ou encore sociales ou politiques.

Le traitement de la fragilité va toujours chez Patricia Allio avec un franchissement de frontières.

Consacré aux politiques migratoires, son spectacle ­Dispak Dispac’h offre une entrée profonde et délicate dans un univers artistique qui ne cesse de se construire et de se transformer au contact de l’Autre. Une fois les spectateurs déchaussés et assis sur des praticables, Patricia Allio vient elle-même dire la fécondité de la rencontre, sans en cacher la difficulté. Au contraire, le récit qu’elle fait de sa relation avec un migrant dans le cadre d’une association parisienne est celui d’un parcours complexe dans lequel le langage joue un rôle majeur.

En livrant cette histoire personnelle au public, après avoir expliqué la signification de son titre aussi breton qu’elle – « dispak » veut dire « ouvert, déplié » et « dispac’h » désigne la « révolution » ou la « révolte » –, l’artiste met en place les bases d’une circulation particulière de la parole et des corps. Rassemblant plusieurs discours et points de vue sur les politiques migratoires, Dispak Dispac’h se distingue de formes connues telles que la réunion politique et le théâtre de témoignage, par une douceur et une distance qui l’extraient délicatement du naturalisme.

Cheminement patient

Aux antipodes d’une tendance très en vogue à brandir des sujets sensibles, souvent politiques, pour éviter de les creuser en profondeur, Patricia Allio prend le temps d’aller vers son sujet. Si la scénographie de Dispak Dispac’h a des allures d’agora, c’est selon un rythme et une logique de cheminement patient que se succèdent les diverses matières de la proposition, qualifiée par sa créatrice d’«espace de contagion affective» plutôt que de « spectacle ».

Une fois achevé son récit introductif, la metteuse en scène laisse la parole à d’autres et endosse alors un rôle discret mais essentiel de lien entre toutes les personnes présentes. À commencer par la comédienne Élise Marie, qui vient partager une session, en 2018, du Tribunal permanent des peuples à laquelle a assisté Patricia Allio. Tournant lentement sur elle-même pour offrir son visage à tous, laissant régulièrement la place au danseur Bernardo Montet ou s’arrêtant de parler pour poser à terre ce qui se révèle être une carte, elle déroule une série d’accusations contre la France et les pays européens.

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La litanie des violations des droits des exilé·es que prononce l’actrice est le premier acte de l’hétérotopie au sens de Michel Foucault – localisation physique de l’utopie – que dit vouloir créer Patricia Allio. Philosophe de formation, celle-ci sait de quoi elle parle. Surtout, elle a l’art de faire de ce savoir une force de rassemblement et de « contagion ». Ses complices, qui émergent les uns après les autres du public et se réunissent en deuxième partie de spectacle, confirment ce talent.

Le boulanger Stéphane Ravacley, qui entra en grève de la faim pour protester contre l’expulsion de son apprenti guinéen, le fondateur de l’association Utopia 56 ou encore la vice-présidente de la Ligue des droits de l’Homme, Marie-Christine Vergiat, donnent forme à l’énergie impulsée par Patricia Allio, pour enfin donner la parole au journaliste afghan Mortaza Behboudi. Tout des deux heures trente de Dispak Dispac’h aura été nécessaire pour en arriver à ce bouleversant témoignage.

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Théâtre
Temps de lecture : 4 minutes