« Le droit à une eau saine est directement menacé par des multinationales »

À l’occasion de la journée mondiale de l’eau, Quentin Ghesquiere, co-auteur du rapport « La Soif du profit » d’OXFAM France revient sur les techniques d’accaparement de l’eau par les multinationales, aidées par les États. Bilan : les droits humains dans le monde sont menacés.

Léa Lebastard  • 22 mars 2024
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« Le droit à une eau saine est directement menacé par des multinationales »
© Junior D. Kannah / AFP

Les multinationales des secteurs agroalimentaire et de l’industrie accaparent l’eau, quelles sont leurs méthodes ? En quoi cela menacent-elles les droits humains ?

Quentin Ghesquiere : Il y a une raréfaction de l’eau à cause du changement climatique. Une personne sur trois est concernée par le manque d’eau dans le monde, ce qui équivaut à deux milliards de personnes. Un chiffre amené à augmenter puisqu’on estime qu’il y aura jusqu’à 1,5 milliard de personnes supplémentaires d’ici 2050 selon l’Organisation des nations unies (ONU). Il y a donc un enjeu de l’accès à l’eau potable en tant que bien commun, qui doit profiter à toutes et tous : c’est un bien primaire.

Or nous constatons que « La Soif du profit » nous en empêche. Il y a une demande d’eau multipliée par huit, alors que la population a été multipliée par cinq. Ainsi, le secteur privé pose problème parce qu’on constate que l’eau dans un contexte de raréfaction est accaparée par les multinationales. Les méthodes sont soit l’accaparement direct avec une privatisation de la ressource et le pompage dans les nappes phréatiques. Soit par l’accaparement indirect, causant une pollution de la ressource menaçant l’accès aux droits humains.

Certains mois, on a vu Danone continuer à pomper alors que la population locale était soumise à des arrêtés de restrictions pour sa consommation.

Pour donner un exemple, l’entreprise Orano au Niger a exploité une mine d’uranium pour les besoins nucléaires et énergétiques de la France pendant 50 ans. La mine a fermé en 2021, pourtant les déchets radioactifs générés ont pollué une partie de la ressource. Aujourd’hui, c’est une menace à long terme de l’accès à l’eau pour 100 000 habitants. Actuellement, cette entreprise installe des pompes pour contenir l’eau contaminée dans une poche et ne pas polluer les puits qui alimentent les sources essentielles à la population locale. En revanche, il reste des déchets radioactifs pour des centaines de milliers d’années. Les populations locales sont obligées de vivre avec une eau contaminée par la radioactivité. Des exemples comme celui-là se comptent par milliers : tous les secteurs sont concernés.

Et en France ?

Cet accaparement menace les pays du monde mais aussi la France. Il existe pourtant une loi qui hiérarchise les priorités d’usages couvrant les besoins essentiels de la population. À la toute fin, cela peut être utilisé pour des intérêts économiques. Or cette hiérarchie n’est pas du tout respectée. Par exemple, l’eau en bouteille de la marque Volvic appartenant au groupe agro-alimentaire Danone exploite la nappe phréatique et consomme dix fois plus que la population locale sur place.

Certains mois, on a vu Danone continuer à pomper – et même plus que le reste de l’année – alors que la population locale était soumise à des arrêtés de restrictions pour sa consommation, ce qui représentait une menace pour leur accès à l’eau.

En 2022, huit communes ont dû mettre en place des mesures exceptionnelles pour avoir accès à l’eau pendant la sécheresse. Une centaine en ont été privées et ont dû s’alimenter autrement. Les droits fondamentaux ne sont absolument pas garantis en France or l’accès à l’eau est un droit garanti et reconnu par l’ONU. 

Comment répondre à l’inquiétude de la population consommant de l’eau en bouteille parce qu’ils estiment que l’eau du robinet est trop polluée ?

C’est hélas, une réalité. Et l’industrie de l’eau en bouteille contribue à cette pollution : les eaux en bouteille doivent aussi être filtrées pour être dépolluées. La plupart du temps, l’eau en bouteille que vous buvez est issue des mêmes sources que l’eau du robinet utilisée par la population. L’eau Volvic est pompée dans une nappe phréatique alimentant directement la population locale. Ce n’est jamais de l’eau pompée dans une source complètement pure. L’industrie de l’eau en bouteille met en place un fantasme autour d’une eau pure. Or l’eau n’est pas épargnée par cette pollution et ce sont les mêmes sources vendues cinquante à cent fois plus chères.

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La gestion des États serait « coloniale » selon vous, notamment par le biais de ces multinationales des pays du Nord qui exploitent les pays du Sud. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Tout à fait, c’est de l’hydro-colonialisme ! Ça s’explique par un soutien tacite, assumé et public des États sur l’absence de régulation des multinationales. Les accords de libre-échange permettent la compétition internationale et exploitent des ressources extérieures pour une consommation indirecte dans les pays du Nord. L’empreinte carbone en eau d’un français c’est 4 900 litres par jour, environ 25 baignoires. La moitié, environ 2 500 litres est importée des pays du Sud. En comparaison, celle d’un congolais est de 1 400 litres par jour et pratiquement toute l’eau consommée provient du territoire congolais.

Nous appelons à une régulation drastique de la logique coloniale et la fin de l’impunité de ses entreprises.

Tout cela est permis par la logique agro-industrielle, par exemple le Brésil assure 50 % de la demande mondiale en soja et la France en bénéficie largement pour son industrie de l’élevage. Puisque l’Europe n’a pas les capacités agricoles nécessaires pour assouvir les besoins de l’industrie de la viande. Cette industrie a besoin d’énormément de céréales. 30 % des céréales produites dans le monde servent à l’alimentation animale, puis en viande consommée par les pays les plus riches.

Pour garantir cette demande et cette consommation des pays riches, il y a un besoin de ressources venant d’ailleurs qui sont généralement plus globales. Ainsi, dans les pays du Sud, les entreprises bénéficient d’une main d’œuvre beaucoup moins chère et d’un accès à des terres, menaçant la vie des autochtones. Un exemple de menace et de violation de droits humains se trouve au Pérou avec l’industrie de l’agro-carburant assurant les besoins des pays du Nord avec 10 % des céréales produites au niveau mondial, affectant les populations locales. La logique coloniale est mise en place, et c’est pourquoi nous appelons à une régulation drastique de celle-ci et la fin de l’impunité de ses entreprises. 

Est-ce que ce néo-colonialisme est aussi valable en France avec la gestion de l’eau dans les départements d’Outre-mer ?

Complètement. Il y a un abandon total de l’État au sujet de la gestion de l’eau dans ses départements. Pourtant, l’État le sait, l’Organisation mondiale de santé (OMS) place Mayotte et de manière générale l’archipel des Comores sous le seuil de stress hydrique permanent. Dans un même temps, il y a un phénomène migratoire nécessitant un accueil raisonné et complet. De l’autre côté, il y a une gestion de l’eau qui doit être mise en place correctement puisqu’il y a des besoins d’investissements urgents pour le renouvellement des canalisations protégeant la ressource en eau.

Le plan eau consacre 300 millions d’euros à l’adaptation des territoires d’Outre-mer dans la gestion de l’eau. Un montant complètement illusoire par rapport aux besoins primaires de la population locale. De plus, la déforestation à Mayotte est permise par l’État voire soutenue par lui ; cela menace directement le cycle de l’eau et le modifie constituant moins de ressources en eau pour la population locale.

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La France profite de cette gestion de l’eau pour assurer une politique migratoire d’exclusion effrayante. Pendant les périodes de sécheresse notamment, des contrôles d’identités étaient effectués sur des points d’accès à l’eau. Un référé avait été déposé devant le Conseil d’État par les associations « notre affaire à tous » et « maillot de la soif » pour dénoncer cette pratique. De plus, on observe des fuites d’eau, des usines de désalinisation n’ayant jamais fonctionné sur fond de corruption de la part de l’État.

Cette absence de régulation est symptomatique de manière générale au niveau national et international. Dans la plupart des pays qu’on a étudiés, l’eau est censée être protégée par le droit. Or, dans la pratique ce n’est pas le cas. 

En quoi les États sont responsables de cette menace sur les droits humains et quelles sont les solutions pour mettre fin à cette impunité des industriels ? 

L’État a un pouvoir, il est sous emprise des acteurs privés. À la fin, c’est lui qui fixe les règles du jeu. Aujourd’hui, ces règles avantageuses contribuent positivement aux multinationales de l’agriculture, du textile, etc. Je pourrais parler pendant des heures du manque de régulations de l’État.

Ce sont des politiques monstrueuses qui mettent en péril les objectifs de développement durable et les droits humains.

Il faut modifier les règles du libre-échange qui permettent à l’agro-industrie d’exploiter ces ressources pour les besoins des États-Unis ou de l’Europe. Il y a un besoin criant de réguler ce libre-échange et de cesser de subventionner et soutenir politiquement ces entreprises. Cette régulation empêcherait l’importation de produits très consommateurs d’eau dans des zones où la ressource manque. Il faut arrêter de subventionner, donc de donner des fonds publics à des pratiques qui menacent l’accès aux ressources des populations touchées. 520 milliards de dollars de financement public sont accordés chaque année de 2013 à 2017 au secteur agricole. Une somme nuisible à l’environnement.

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Ce sont des politiques monstrueuses qui mettent en péril les objectifs de développement durable et les droits humains. La responsabilité de l’État est de garantir l’accès à ces droits humains et à une eau saine car c’est un besoin primaire. Aujourd’hui, ce droit est directement menacé par des multinationales. L’État, lui, ne fait rien et c’est en cela qu’il est responsable.

Notre pétition sur notre site met en avant le rapport de force des citoyens et citoyennes forçant Emmanuel Macron à mettre en place une discussion lors d’un sommet qu’il co-organise avec le Kazakhstan sur l’accès à l’eau en septembre prochain. La France a fait un grand raout lors de la COP28 en 2021, c’est le moment d’agir concrètement. L’accès ne peut être garanti si on ne régule pas les multinationales, et elles ne comptent pas le faire seules. Il faut forcer les pouvoirs publics à agir contre ces multinationales. 

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