Accès à l’eau : « L’État est responsable de la mise en danger des Guadeloupéens »

Coupures d’eau, eau souillée, contamination au chlordécone et aux coliformes, inefficacité des services publics : trois ans après la création d’un syndicat mixte, la gestion de l’eau en Guadeloupe ne s’est toujours pas améliorée.

Léa Lebastard  • 21 mars 2024
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Accès à l’eau : « L’État est responsable de la mise en danger des Guadeloupéens »
La Guadeloupe, le 18 septembre 2022, après les importantes inondations provoquées par l'ouragan Fiona.
© Carla Bernhardt / AFP

Sabrina Cajoly, présidente de l’association Kimbè Rèd et juriste en droit international des droits humains mène le combat de l’accès à l’eau potable en Guadeloupe depuis près de quatre ans : « Depuis 2020, je demande des mesures d’urgences face à cette gestion de l’eau. Pourtant, la France refuse d’y répondre alors que 210 experts de l’ONU dénoncent cette urgence sanitaire ».  

Le 18 mars, elle a contribué avec la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) en collaboration avec la Ligue des droits de l’homme (LDH) à une réclamation collective contre la France auprès du Conseil de l’Europe relative à « l’accès à l’eau potable en Guadeloupe et à l’empoisonnement au chlordécone des Antilles ».

Le 19 février dernier, un collectif d’associations d’usagers affilié au LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon – Collectif contre l’exploitation outrancière), le LKP Dlo, avait dénoncé l’inaction de l’État en se rendant devant le siège du Syndicat mixte de la gestion de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe (SMGEAG) pour réaffirmer la colère des Guadeloupéens. Il dénonçait « l’irresponsabilité, le mépris et la mise en danger de la vie des Guadeloupéens par les autorités françaises ».

« Certains secteurs de l’île n’ont pas eu d’eau du robinet pendant six mois. Personne ne comprend la distribution des bouteilles d’eau. Il n’y a que deux packs d’eau par semaine et par foyer », expliquait Virginius Dominique, président de l’association Doubout pou dlo an nou. Alors que le SMGEAG affirme dans un communiqué que les tours d’eau arrivent tous les deux jours, lui dénonce « une communication totalement fausse ».

Dans ce contexte, les Guadeloupéens sont obligés d’acheter eux-mêmes de l’eau en bouteilles. Une solution insatisfaisante pour Virginius Dominique : « Même si cette eau n’est pas contaminée par du chlordécone ou des coliformes, elle l’est par des microplastiques. » Un usager membre du collectif LKP dlo a calculé le nombre de packs d’eau qu’il achète pour pallier le manque : « Pour une famille de six personnes, cela représente environ 1 500 euros par an. C’est un investissement que certaines familles ne peuvent pas se permettre, alors elles continuent à utiliser une eau impropre à la consommation. »

Depuis 15 ans, les mêmes revendications

La bataille de l’eau dure depuis 2009. Cette année-là, le LKP réclamait déjà « le remplacement des canalisations, l’assainissement, la mise en conformité des infrastructures et des contrôles sanitaires quotidiens ». Quasiment quinze ans plus tard, la situation n’a pas changé pour les usagers et « l’apparition du nouveau syndicat mixte en 2021 n’a aucunement résolu les difficultés de l’eau en Guadeloupe », indique Virginius Dominique.

Le beau système construit dans les années 1960 n’a pas été suffisamment entretenu par la Générale des eaux.

O. Serva

Une gestion désastreuse que dénonce une commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative à la « mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences », intervenue à l’issue de la proposition de résolution de Mathilde Panot, députée et présidente du groupe LFI, en janvier 2021. Olivier Serva, député de Guadeloupe (groupe LIOT) en était le rapporteur.

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Dans son compte-rendu du 15 juillet 2021, la commission note que la Guadeloupe est confrontée à une mauvaise gestion de l’eau et que « certains élus de ce territoire n’ont pas assuré leur rôle face aux entreprises privées ». Les prestataires privés – comme la Générale des eaux – n’ont pas rempli leurs engagements, avec des conséquences déplorables. Pour Olivier Serva, en Guadeloupe, le « beau système construit dans les années 1960 n’a pas été suffisamment entretenu par la Générale des eaux ».

Les élus ont créé une commission de surveillance pour ce nouveau syndicat, mais tout ceci n’était qu’un subterfuge.

H. Olivier

En 2015, cette dernière quitte l’archipel en laissant derrière elle des infrastructures à l’agonie. La même année, la loi NOTRe permet aux intercommunalités de gérer l’eau, mais elles n’avaient « ni les compétences, ni l’argent pour gérer globalement le système ». Le député pointe la responsabilité de l’État français dans cette affaire et dénonce une « complaisance » voire une « coresponsabilité » dans « le contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales qui n’a pas été fait ».

Un syndicat « mort-né »

Face à cette mauvaise gestion de l’eau, une proposition de loi est adoptée à l’Assemblée nationale le 15 avril 2021, créant le syndicat mixte de l’eau et d’assainissement en Guadeloupe : le SMGEAG. Il est censé garantir la qualité de distribution et d’assainissement de l’eau et remédier aux coupures subies par la population guadeloupéenne. Lors de son lancement en septembre de la même année, le syndicat promet alors de fournir « une eau potable de qualité et en quantité suffisante à la population » en assurant « les dépenses d’investissement ».

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Mais le SMGEAG a hérité des anciennes créances des usagers des précédents fournisseurs. « Le syndicat était déjà mort-né », juge Olivier Serva. « L’État n’a pas donné suffisamment d’argent pour le faire fonctionner, regrette-t-il. Un syndicat qui devait résoudre toutes les problématiques de la gestion de l’eau en Guadeloupe s’est finalement retrouvé avec un système non entretenu et sans moyens financiers. » En clair, ce syndicat n’a pas les ressources nécessaires pour pallier l’abandon de l’État sur cette question.

Pour Harry Olivier, directeur du Collectif Citoyens Guadeloupe, « les élus ont créé une commission de surveillance pour ce nouveau syndicat, mais tout ceci n’était qu’un subterfuge, puisqu’elle n’a pas les moyens de fonctionner correctement ».

Une gestion « postcoloniale »

Olivier Serva considère que la situation est un « drame absolu » pour la population guadeloupéenne. Il indique avoir interrogé le SMGEAG au sujet de l’assainissement : « Ils m’ont répondu qu’ils devaient déjà gérer l’eau potable et qu’ils verraient plus tard pour s’occuper des eaux usées. » Une réponse peu satisfaisante compte tenu des dommages irréversibles sur la santé des Guadeloupéens et de l’impact écologique pour l’archipel.

Les exploitants qui produisent et distribuent l’eau sont dans l’obligation de la tester le plus régulièrement possible. Or, les analyses sont faites au bon vouloir des différentes usines, sans vérification. En 2021, Harry Olivier alerte aussi la délégation aux Outre-mer du Conseil économique social et environnemental (CESE) sur un problème de taille : les analyses des échantillons de l’Agence régionale de santé (ARS) de Guadeloupe sont faites en métropole, ce qui retarde les résultats.

De fait, les communiqués sur la non-potabilité de l’eau sont publiés après plusieurs jours de consommation par la population. Pour le député Olivier Serva, ce fonctionnement relève du « mépris postcolonial » : « Je ne comprends pas que dans un département français, nous ne puissions pas faire ce genre d’analyses sur place. C’est scandaleux et méprisant. »

La direction de l’ARS Guadeloupe avance que « cela n’a pas de sens de les faire tous les jours et surtout, nous sommes contraints par la technique ». « Les problèmes de l’eau en Guadeloupe concernent surtout la quantité et sa distribution, renchérit l’ARS, nous n’avons pas à rougir de la qualité de notre eau, qui n’est pas plus mauvaise qu’une autre. »

« Un véritable empoisonnement » des Guadeloupéens

Difficile d’accorder du crédit à ces affirmations face à la plainte déposée, il y a un an, par une centaine d’usagers de l’eau et la LDH contre le SMGEAG. Le motif : le « délit d’exposition d’autrui à un risque de mort ». Sont pointés les dysfonctionnements des usines de production d’eau potable et d’assainissement.

Au-delà des dysfonctionnements se trouve une question centrale de santé publique. Le 2 janvier dernier, un non-lieu a clôturé une enquête sur « l’empoisonnement massif des Antilles au chlordécone ». Depuis 2008, l’instruction était ouverte, et les deux juges chargés de l’affaire ont clos ce dossier, estimant il n’y avait « pas assez de preuves pénales ». Tout en qualifiant quand même le dossier de « scandale sanitaire ».

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Virginius Dominique et les membres du collectif dénoncent un « véritable empoisonnement » des Guadeloupéens au chlordécone. Selon lui, « le SMGEAG se retrouve en rupture de filtre de charbon actif qui sert à dépolluer l’eau. Ils ont quand même distribué cette eau contaminée en connaissance de cause. L’État est responsable de la mise en danger des Guadeloupéens. »

Selon Santé publique France, le chlordécone est un perturbateur endocrinien et un agent cancérigène. Dans la région des Antilles, les cancers de la prostate sont fréquents, « ils représentent 50 % des cas d’incidents masculins ». Ce pesticide utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique grâce à deux dérogations l’autorisant seulement aux Antilles – pourtant interdit en France métropolitaine à partir de 1990 – est encore présent dans les sols et dans l’eau. En Guadeloupe, la majorité de l’eau consommée provient de la Basse-Terre, un territoire grandement pollué par ce produit.

Il faut une véritable désobéissance civile des Guadeloupéens face au mépris de l’État.

V. Dominique

Mais il n’est pas seulement question de chlordécone : une grande partie des contrôles de l’ARS confirme la présence de coliformes, signifiant que l’eau est contaminée par des matières fécales. Pour Virginius Dominique, « c’est un scandale ! ». « L’eau est tous les jours contaminée, la population à raison de se mobiliser et de se révolter. L’État doit prendre ses responsabilités. »

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Suite à la mobilisation devant le siège du SMGEAG en février dernier, il n’y a pas eu « de réponses satisfaisantes ». Le collectif d’usagers de l’eau LKP dlo continue donc sa mobilisation en appelant tous les Guadeloupéens à ne pas payer leurs factures tant qu’ils n’auront pas un service de distribution de l’eau convenable. « Nous nous battons pour notre vie ! », s’insurge Virginius Dominique, pour qui « il faut une véritable désobéissance civile des Guadeloupéens face au mépris de l’État ».

Le 29 février, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi d’Éli Califer, député socialiste de la 4e circonscription de Guadeloupe, visant à reconnaître la responsabilité de l’État sur la pollution de la Guadeloupe et de la Martinique au chlordécone. « Cette proposition est un bon début, mais elle comporte certaines limites. Elle ne reconnaît pas les risques du chlordécone sur la santé des femmes et des enfants », le texte se limitant aux cancers de la prostate masculins.

Sabrina Cajoly espère qu’une « version plus ambitieuse sera adoptée. » « C’est une gestion discriminatoire provenant d’un héritage colonial, estime la présidente de Kimbè Rèd. « Avec le dépôt de cette action collective contre la France, nous espérons des mesures d’urgences. »

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