« Il faut repolitiser la gestion de l’eau »

Présidente d’Eau de Paris jusqu’en 2014, Anne Le Strat a piloté le passage de la gestion de l’eau de la capitale en régie municipale. Elle plaide pour une démocratisation du secteur.

Rose-Amélie Bécel  et  Flora Boire  • 28 juin 2023 abonné·es
« Il faut repolitiser la gestion de l’eau »
Un technicien se promène dans la retenue d'eau Montsouris, qui alimente en eau potable le centre de la capitale, à Paris le 22 septembre 2021.
© CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Présidente d’Eau de Paris jusqu’en 2014, Anne Le Strat a piloté le passage de la gestion de l’eau de la capitale en régie municipale, une victoire face aux multinationales. Dans son nouvel ouvrage, Eau : l’état d’urgence, elle plaide pour une démocratisation du secteur, afin de protéger l’intérêt commun face aux intérêts privés prédateurs.

Anne Le Strat Eau de Paris
« La rétention d’eau est de plus en plus difficile avec l’artificialisation des sols. En parallèle, l’augmentation de la demande en eau pour des usages agricoles, industriels ou même de loisirs nous prend dans un effet ciseaux. » (Photo : Hannah Assouline.)

Au début de votre livre, vous expliquez qu’il existe plusieurs types de sécheresse : météorologique, hydrologique et maintenant anthropique. Pouvez-vous expliquer ces différentes définitions ?

Eau : l’état d’urgence, Anne Le Strat, Seuil, « Libelle », 60 pages, 4,50 euros.

La sécheresse météorologique est la plus évidente à observer : il pleut ou bien il ne pleut pas. La sécheresse hydrologique concerne l’état de l’eau dans les sols et dans les nappes phréatiques. Plus de deux tiers des nappes françaises sont actuellement en dessous de leur niveau normal, le débit des cours d’eau est déjà par endroits à son niveau d’étiage (1). On parle aussi de sécheresse agricole – relative à un déficit hydrique dans les sols et la végétation. C’est d’ailleurs cette « eau verte » qui vient d’être définie comme la sixième limite planétaire récemment franchie. Le concept de sécheresse anthropique est plus récent et traduit la pression des usages humains sur la ressource. La rétention d’eau est de plus en plus difficile avec l’artificialisation des sols. En parallèle, l’augmentation de la demande en eau pour des usages agricoles, industriels ou même de loisirs nous prend dans un effet ciseaux. Il faut donc s’adapter à ce nouveau contexte, mais surtout réduire la pression des activités humaines.

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Période de l’année où les cours d’eau atteignent leur débit minimal.

Même si la situation varie d’un territoire à l’autre, ce sont essentiellement l’industrie et l’agriculture qui accaparent la ressource. Dans mon livre, je prends l’exemple de la société STMicroelectronics à Grenoble, qui génère une nouvelle lutte sur l’usage de l’eau (2). La fabrication des semi-conducteurs est non seulement très énergivore, mais aussi extrêmement consommatrice d’eau. Cela pose la question du partage de la ressource. Il y a deux ans, à Taïwan – leader de la fabrication de ces composants –, face à une forte sécheresse, le gouvernement a choisi de limiter l’irrigation agricole pour privilégier la production des semi-conducteurs.

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Le 5 juin, l’État a accordé à l’usine spécialisée dans la fabrication de semi-conducteurs – précieux composant des puces électroniques – une aide de près de 3 milliards d’euros pour s’agrandir.

Est-ce un choix soutenable de privilégier l’équilibre de la balance commerciale d’un pays, par rapport à la garantie d’accès à l’eau et à la nourriture pour les populations ? Pour ce qui est de l’agriculture, il faut passer aussi par des transformations profondes de nos pratiques pour s’adapter au manque d’eau : changer de cultures, réintroduire des zones de bocage ou encore développer l’agroforesterie (3).

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Mode d’exploitation agricole qui associe la production d’arbres aux cultures ou aux élevages.

Aujourd’hui, qui décide de la répartition de la ressource en France ? Qui est en mesure d’engager ces transformations profondes ?

Eau état d'urgence Anne Le Strat

En raison de sa complexité, la question de l’eau a trop longtemps été confisquée par les experts et les techniciens, alors qu’elle est éminemment politique. Il faut donc repolitiser l’eau, l’aborder dans ses enjeux territoriaux, recréer des lieux de décision démocratique quant à la gestion de la ressource. Elle est d’abord gérée au niveau local, dans les communes ou groupements de communes. On ne peut pas avoir une politique nationale qui se déclinerait de la même manière sur tous les territoires, tant elle est liée au contexte hydrologique d’une zone. Les agences de bassin– elles-mêmes divisées en sous-bassins – gèrent donc la ressource à l’échelle de zones hydro-géographiques vastes. Ce découpage complexe devrait en théorie permettre le débat entre tous les acteurs, dans des instances de décision démocratiques. Mais ce sont souvent les intérêts privés qui gagnent les arbitrages dans ce jeu des politiques de l’eau, car ils sont surreprésentés dans les comités de bassin.

À Paris, vous avez œuvré pour le retour en gestion publique de l’eau en 2010. Est-ce que cela permet un retour à une vraie démocratie de l’eau ?

À Paris, cela faisait plus de vingt-cinq ans que l’eau était aux mains d’acteurs privés. Le retour en régie municipale montre que l’on peut se passer des multinationales. La gestion publique est plus efficace : tout l’argent payé par les usagers est réinvesti pour améliorer le réseau, non pour réaliser des bénéfices et verser des dividendes. Cela a tellement marqué le paysage français de l’eau que de nombreuses collectivités ont été influencées pour repasser en régie publique : Bordeaux, Lyon, ou même des villes dirigées par la droite comme Nice. Nous avons mis en place une gestion démocratique du service en ouvrant le conseil d’administration d’Eau de Paris à des représentants du personnel, des associations comme UFC-Que choisir et France nature environnement. Nous avons aussi travaillé à une politique plus ambitieuse de préservation de la qualité. La moitié de l’eau de Paris est souterraine et souvent prélevée sur des territoires d’agriculture intensive. Désormais, la facture de l’usager paye aussi un service environnemental, versé aux agriculteurs qui acceptent d’utiliser moins d’intrants chimiques ou de s’en passer. Ce nouveau service public impulse des orientations politiques qui dépassent la seule gestion technique du service, avec une approche plus holistique, connectée à la question du sol et de l’agriculture.

Sur le même sujet : Les cultures européennes menacées par les sécheresses

Le 30 mars, Emmanuel Macron a annoncé la mise en place d’un plan eau. Les mesures annoncées vont-elles dans le sens de cette approche holistique ?

Cette logique de planifier, d’introduire l’idée d’une sobriété dans les usages de l’eau, c’est une bonne chose. Un autre point de ce plan est passé complètement sous les radars : le déplafonnement des aides aux agences de l’eau. Cela permettrait en principe à ces agences de mener des politiques plus ambitieuses, car l’État les autorise désormais à utiliser davantage d’argent touché via la redevance payée par les usagers. Mais cela veut aussi dire que le budget annoncé par l’État en direction des agences – à hauteur de 475 millions d’euros par an – ne sera pas un investissement des pouvoirs publics mais des agences de bassin, dont les contributions financières sont payées par les usagers. C’est pour cette raison que je plaide pour qu’un débat politique se tienne sur la question de l’eau, sur le financement de sa gestion, de sa préservation, son partage et ses usages. Les consommateurs doivent prendre conscience que ce sont eux qui payent l’essentiel du service : un usager domestique paye environ 1 euro de redevance par mètre cube, tandis que les industriels et les agriculteurs ne payent que quelques centimes. De ce point de vue, le plan eau ne permet pas de rééquilibrer les contributions. Une autre critique de ce plan, c’est l’appel aux écogestes citoyens.

La réduction de la consommation doit se faire au niveau industriel et surtout agricole.

Je suis évidemment pour, mais ce n’est pas à la hauteur des exigences, la réduction de la consommation doit se faire au niveau industriel et surtout agricole. Pourtant, au moment où ce plan eau a été annoncé, le ministre de l’Agriculture a immédiatement rassuré le secteur en expliquant que rien n’allait changer pour la profession. Un tel discours n’est pas responsable. Si nous voulons répondre aux exigences de la situation, dans un contexte où les tensions sur l’usage de l’eau montent, il faut impérativement questionner les pratiques agricoles. Ce plan est aussi trop techno-solutionniste. La réponse à la baisse du niveau des nappes phréatiques ne se trouve pas dans les mégabassines et le dessalement de l’eau de mer. Je ne suis pas opposée à des solutions techniques, on doit par exemple travailler sur la réutilisation des eaux usées. Mais la vision holistique des politiques de l’eau n’est pas abordée dans ce plan, au profit d’une approche court-termiste. Certaines méthodes agricoles comme l’agroforesterie peuvent par exemple être régénératrices de la ressource, en retenant l’eau dans les sols et en conservant des zones humides. Il ne s’agit pas seulement de s’adapter à de nouvelles contraintes mais, de façon plus positive, d’adopter des pratiques vertueuses. Réinterroger nos usages, penser une transition vers de nouvelles pratiques, c’est évidemment plus difficile que de creuser un trou pour y stocker de l’eau. En tant que citoyens, il faut se saisir de cette question pour lui donner sa pleine portée politique.

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