Au Pays basque, un procès anachronique

Deux des militant·es basques qui ont contribué à enclencher le désarmement d’ETA lors d’une opération de 2016 doivent en répondre devant la justice, qui les considère comme complices du terrorisme.

Patrick Piro  • 27 mars 2024 abonné·es
Au Pays basque, un procès anachronique
Le 8 avril 2017, 20 000 personnes se rassemblent à Bayonne pour appuyer la démarche des Artisans de paix qui ont désarmé ETA.
© Patrick Piro

C’est une superbe bâtisse, rayonnante sous un soleil déjà chaud pour la saison. Devant la façade blanche aux boiseries rouge brique, le tapis végétal printanier court jusqu’aux premières collines, derrière lesquelles se cachent les Pyrénées. Une carte postale basque. Difficile de faire surgir, ce samedi 16 mars, la scène qui a pris pour épicentre la maison de Béatrice Molle-Haran, sept ans plus tôt, dans le village de Louhossoa.

Jean-Noël Etcheverry – « Txetx » pour tout le monde ici – montre l’ancienne remise où « ça » s’est passé, le 16 décembre 2016. Une poignée de militants y ont convoyé une dizaine de caisses d’armes et d’explosifs appartenant à ETA, ainsi que des outils pour les mettre hors d’usage. L’opération secrète tourne court : les forces de l’ordre viennent de donner l’assaut. Txetx Etcheverry a juste le temps d’envoyer à quelques journalistes un communiqué expliquant leur intention : il ne s’agit pas d’une résurgence terroriste, comme l’annoncera hâtivement un premier communiqué du ministère de l’Intérieur, mais d’une opération de désarmement non-violente organisée à l’initiative de la société civile basque.

ZOOM : D’Aiete à Paris, la fin du conflit basque

17 octobre 2011 Conférence internationale de paix d’Aiete (quartier de Saint-Sébastien). Six personnalités internationales, dont Kofi Annan, Jonathan Powell et Gerry Adams, présentent une feuille de route pour la résolution du conflit armé au Pays basque. Trois jours plus tard, le groupe ETA annonce mettre fin à sa lutte armée.

24 octobre 2014 Déclaration de Bayonne. Devant l’inertie de Paris et de Madrid, des élu·es de toutes tendances et des acteurs sociaux du Pays basque Nord demandent au gouvernement français de s’engager dans un processus de paix.

16 décembre 2016  Cinq Artisan·es de la paix engagent une opération de désarmement d’ETA dans le village de Louhossoa (Pays basque Nord).

8 avril 2017  Au Pays basque Nord, des centaines d’Artisan·es de la paix organisent la remise aux autorités françaises de la totalité de l’arsenal restant d’ETA. 20 000 personnes se rassemblent à Bayonne pour appuyer la fin définitive de la violence et la recherche de solutions aux conséquences du conflit.

3 mai 2018 ETA annonce sa dissolution à Genève.

11 janvier 2020 60 000 personnes se rassemblent à Bilbao en faveur du respect des droits des prisonnier·es basques, et 10 000 personnes à Bayonne, alors que le processus de paix bloque sur cette question.

23 juillet 2022 Journée de blocage sur l’ensemble du Pays basque Nord. Point d’orgue d’une séquence d’actions de désobéissance durant cette année, quelque 1 700 personnes, dont des élus, exigent la libération conditionnelle de Jon Parot et Jakes Esnal, à laquelle ils peuvent prétendre mais qui leur est refusée, ainsi que la résolution globale des conséquences du conflit armé.

Décembre 2022  Après trente-quatre ans, fin de la politique de dispersion et d’éloignement des prisonnier·es basques en Espagne.

2 et 3 avril 2024  Procès de Txetx Etcheverry et Béatrice Molle-Haran à Paris. Il leur est reproché, dans le cadre de l’opération de Louhossoa de 2016, d’avoir « porté, transporté et détenu des armes, munitions et substances ou produits explosifs en relation avec l’organisation terroriste ETA ».

Cinq ans plus tôt, ETA annonce mettre fin à sa lutte armée. Un vif espoir s’empare alors du Pays basque, des deux côtés de la frontière. Pourtant, rien ne bouge en dépit d’efforts répétés d’organes internationaux, de personnalités prestigieuses et de manifestations massives au Pays basque Sud (1). Répression, dispersion et régime d’exception pour les prisonniers basques, entrave des initiatives d’ETA pour démanteler son arsenal : Madrid s’en tient à une stricte intransigeance vis-à-vis du dernier groupe de lutte armée d’Europe. Dans la société basque, la tension monte à nouveau, jusqu’à l’exaspération chez certains des plus jeunes, faisant craindre une possible reprise des armes.

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Les militants désignent par Pays basque « Nord » sa portion située en territoire français et Pays basque « Sud » les deux communautés autonomes situées en territoire espagnol (Euskadi et Navarre). Par souci de cohérence, nous conserverons ces dénominations.

Des militants non-violents décident alors de se substituer aux États en montant l’opération de Louhossoa. Txetx Etcheverry (militant syndicaliste et altermondialiste), Michel Berhocoirigoin (agriculteur et ex-secrétaire national de la Confédération paysanne) et l’avocat Michel Tubiana (ex-­président de la Ligue des droits de l’homme) entrent en contact avec des émissaires d’ETA. La confiance s’établit. L’organisation leur remet l’équivalent de 15 % de son arsenal, dont la plus grande partie se révèle être dissimulée en France.

Le 16 décembre 2016, cinq personnes sont arrêtées à Louhossoa : la propriétaire de la maison, Béatrice Molle-Haran (journaliste), Txetx Etcheverry, Michel Berhocoirigoin, Michel Bergougnan (viticulteur) et Stéphane Etchegaray (photographe). Dès le lendemain, c’est l’ébullition au Pays basque. Près de 4 000 personnes, dont des élus de tous bords, manifestent à Bayonne pour demander la liberté pour les « Artisans de la paix », comme ils sont spontanément baptisés. Les principaux médias se rallient à la thèse du désarmement non-violent. Des contacts directs sont établis avec le président François Hollande et son gouvernement.

Sur le même sujet : Pays basque : « Nous n’avons pas fait la paix pour laisser des gens mourir en prison »

Les cinq sont relâchés au bout de quatre jours de garde à vue. Mais lestés par le procureur d’une accusation de « port et détention d’armes et d’explosifs en relation avec une entreprise terroriste ». Elle est rapidement abandonnée pour Stéphane Etchegaray. Puis de facto pour Michel Berhocoirigoin et Michel Bergougnan, décédés depuis. Pour Txetx Etcheverry et Béatrice Molle-Haran, l’heure de comparaître a sonné. Plus de sept ans après Louhossoa, ils sont attendus les 2 et 3 avril prochains devant le tribunal correctionnel de Paris. Ils risquent en théorie jusqu’à dix ans de prison.

Dès lors qu’il était révélé l’existence d’une grande quantité d’armes sur le territoire français, l’État a endossé la responsabilité de régler le problème.

F. Espagnac

Une justice saisie par l’anachronisme, quand le contexte qui prévalait avant le 16 décembre 2016 appartient désormais au passé. Car, de l’avis unanime, l’opération de Louhossoa a enclenché de manière décisive la fin effective de la lutte armée au Pays basque. « Pour Paris, jusqu’alors, ETA, c’était le problème de Madrid, rappelle Frédérique Espagnac, sénatrice PS des Pyrénées-Atlantiques. Mais dès lors qu’il était révélé l’existence d’une grande quantité d’armes sur le territoire français, l’État a endossé la responsabilité de régler le problème. » Paris indique au partenaire espagnol qu’il laissera le désarmement se poursuivre. Pourtant, le canal de communication officiel avec ETA se tarit rapidement.

Les Artisans de la paix décident alors de forcer la main aux autorités. Txetx Etcheverry, Michel Berhocoirigoin et l’avocat Michel Tubiana (décédé depuis), chevilles ouvrières de l’opération Louhossoa, reprennent contact avec le groupe armé et présentent au gouvernement un plan de remise de l’intégralité de son arsenal, et même une date pour le réaliser : le 8 avril 2017. « L’État entre alors dans une phase de coopération totale », relate Txetx Etcheverry.

Vers une paix durable

Le 8 avril au matin, les autorités reçoivent les coordonnées de huit caches disséminées dans les Pyrénées-Atlantiques. Les Artisans de la paix y ont diligenté près de 200 observatrices et observateurs afin d’attester de la bonne remise de quelque 3 tonnes d’armes et d’explosifs aux forces de l’ordre françaises. Aucune arrestation ni aucun policier espagnol sur place, l’accord a été respecté. L’après-midi, quelque 20 000 personnes se rassemblent à Bayonne pour un acte public où s’expriment plusieurs éminentes personnalités françaises et internationales.

Ce procès, nous allons nous en servir de tribune pour continuer à avancer vers une paix durable au Pays basque.

T. Etcheverry

Quel sens a aujourd’hui cette convocation tardive de la justice ? s’interroge Txetx Etcheverry. « L’instruction ne comporte aucun mystère : nous reconnaissons tous les faits, et nous affirmons que nous recommencerions si c’était à refaire. Par ailleurs, j’ai participé par la suite à deux petites remises supplémentaires d’armes, en totale coordination avec les autorités, sans que cela déclenche de nouvelle inculpation. On sent bien qu’il y a une gêne, voire un manque de courage pour reconnaître politiquement que notre action représentait la bonne voie pour sortir du blocage. Ce procès, nous allons nous en servir de tribune pour continuer à avancer vers une paix durable au Pays basque. »

Les deux prévenu·es font la demande d’une relaxe pure et simple. Elle est soutenue par un appel signé par plus de 5 000 personnes, dont huit anciens ministres (2), près de quarante parlementaires et de nombreuses personnalités de divers horizons et nationalités.

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Corinne Lepage, Alain Lamassoure, Bernard Kouchner, Christiane Taubira, Cécile Duflot, Emmanuelle Cosse, Delphine Batho et Matthias Fekl.

Devant la maison de Béatrice Molle-Haran à Louhossoa, ce samedi 16 mars, 200 personnes – syndicats, mouvements militants, personnalités politiques – s’étaient donné rendez-vous pour exposer devant la presse l’unité quasi sans faille du Pays basque derrière ses Artisans de la paix, de la gauche souverainiste basque (abertzale) à LR. « Toutes les motions du processus de paix ont été votées à l’unanimité de la communauté d’agglomération du Pays basque »,  appuie son président, Jean-René Etchegaray (Renaissance).

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Le 3 avril, dernier jour d’audience, il est prévu des rassemblements de soutien dans les sept capitales des provinces basques (3). « Ce procès est le dernier des processus judiciaires français liés à la lutte armée, souligne Anaiz Funosas, présidente du mouvement Bake Bidea (le Chemin de la paix). Notre mobilisation dépasse le sort de Txetx et de Béatrice, il concerne notre capacité collective à toujours élever le débat dans ce qui se joue pour l’avenir de notre territoire. »

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Pampelune (Navarre), Saint-Sébastien (Guipuzcoa), Vitoria-Gasteiz (Alava), Bilbao (Biscaye), Bayonne (Labourd), Saint-Jean-Pied-de-Port (Basse-Navarre) et Mauléon (Soule).

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Société
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Pays basque, un procès anachronique
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