Louhossoa, et l’espoir a enfin germé

Apaisement de la société, amélioration du sort des prisonniers, évolutions politiques : sept ans après le désarmement d’ETA, le Pays basque peut croire en une paix durable.

Patrick Piro  • 27 mars 2024 abonné·es
Louhossoa, et l’espoir a enfin germé
Le 16 mars dernier, 200 personnalités de tous bords se sont réunies à Louhossoa pour réclamer la relaxe pour Txetx Etcheverry et Béatrice Molle-Haran, impliqués dans le désarmement d’ETA.
© Patrick Piro

« Jamais nous n’aurions imaginé progresser aussi rapidement et sur autant de sujets, après le désarmement d’ETA amorcé à Louhossoa en 2016, s’étonne encore Agus Hernan. Ça a surpris jusqu’aux experts internationaux rompus à la résolution de conflits similaires, comme en Irlande, en Colombie ou en Afrique du Sud… » L’homme a assuré la fonction de porte-parole du Forum social permanent (FSP) jusqu’en mars 2023, date de la conclusion des travaux de cette plateforme créée en 2016 par 17 organisations de la société civile du Pays basque dans le but d’y impulser un processus de paix.

« Louhossoa a créé un écosystème favorable pour ce processus : ETA a annoncé sa dissolution définitive, la situation des prisonniers basques s’est améliorée, une nouvelle approche politique s’est imposée en Espagne, de multiples espaces de rencontre ont été organisés pour apaiser les souffrances d’une société meurtrie par la lutte armée. »

Des victimes de la violence, aussi bien perpétrée par ETA que par l’État espagnol, se sont retrouvées pour dialoguer.

A. Hernan

En sept ans, le FSP est parvenu à organiser 27 réunions publiques sur ces thèmes. « Des victimes de la violence, aussi bien perpétrée par ETA que par l’État espagnol, se sont retrouvées pour dialoguer. Leur message : si on le fait, les politiques peuvent aussi le faire. Cette expérience, je l’ai vécue comme un apprentissage massif de reconstruction du lien social, basé sur l’abandon du désir de vengeance et le besoin de se parler. »

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Martine Bouchet, militante du Collectif des associations de défense de l’environnement (Cade) et vice-présidente du Conseil de développement du Pays basque, se souvient de la chape qui pesait sur toute la société. Dans les années 2010, alors qu’une partie importante de la population locale s’oppose à la création d’une ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV) entre Bordeaux et la frontière espagnole, les militant·es basques sont apostrophé·es comme des « poseurs de bombes ».

Quand un groupe se rend au Parlement de Strasbourg pour y déposer une contribution sur la LGV, l’auberge de jeunesse où il loge est entourée de CRS. « En raison de notre provenance », souligne la militante. « La question politique basque était taboue au sein des familles et des espaces sociaux, poursuit-elle. Depuis, elle est redevenue un sujet de discussion. Louhossoa nous a fait sortir de la zone de danger : avant, on avait le sentiment palpable qu’une récidive armée était possible. »

Tout avance beaucoup plus vite au Pays basque Nord, bien plus épargné par la violence que le territoire côté espagnol. « En particulier parce qu’il existait déjà une dynamique de reconnaissance institutionnelle du Pays basque Nord (1) et d’activation d’associations dans la résolution du conflit armé, analyse Xabi Larralde, membre de la direction du parti Euskal Herria Bai (EH Bai, Pays basque Oui, gauche indépendantiste, présent en Pays basque Nord). Le désarmement d’ETA est l’un des points d’orgue de cette confluence entre la société civile et les responsables politiques, qui vont soutenir les opérations de désarmement, y compris lors d’actes de désobéissance civile comme à Louhossoa. »

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La création en janvier 2017 de l’agglomération Pays basque, qui regroupe les 158 communes, en est l’expression la plus visible.

Xabi Larralde évoque même une « transcendance » pour qualifier ce mouvement. « Depuis les guerres carlistes en Espagne (2), pas une seule génération qui n’ait pris les armes, au Pays basque Sud. Le désarmement, c’est un pari sur le temps long, dans la psyché collective. D’une autre manière, c’est valable aussi côté Nord, où la réalité basque n’avait pas connu de reconnaissance structurelle depuis la Révolution française. » Il voit même l’espoir d’un chemin vers plus d’autonomie pour la collectivité basque dans les ouvertures acceptées par le gouvernement français dans le dossier corse.

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Né en 1830, le mouvement carliste regroupait une grande partie des défenseurs de l’ordre traditionnel qui s’opposaient aux partisans du centralisme. La première guerre carliste a débuté en 1833.

Reconnexion avec la majorité sociale

« Louhossoa, c’est la société civile qui assume la responsabilité de désarmer un groupe armé : je ne connais aucun cas similaire dans le monde, souligne Arkaitz Rodríguez, membre de la direction d’Euskal Herria Bildu (EH Bildu, Réunir le Pays basque, gauche indépendantiste, présent en Pays basque Sud) et élu au Parlement basque. Pourtant, bien que Madrid ait perdu l’ennemi intérieur qui justifiait toute une stratégie policière, l’État a poursuivi sa rhétorique anti­terroriste, quand bien même le désarmement était achevé. »

Louhossoa, c’est la société civile qui assume la responsabilité de désarmer un groupe armé.

A. Rodríguez

Car, dans le Sud, un demi-siècle de violence pèse sur le processus de pacification. Selon les autorités de la région autonome basque (Espagne), la violence « à motivation politique » aurait causé la mort d’au moins un millier de personnes depuis 1960, dont 83 % attribuées à ETA, environ 10 % du fait des forces de sécurité espagnoles, et 7 % dues aux groupes para­policiers et d’extrême droite (GAL, entre autres). Il faut attendre l’arrivée du socialiste Pedro Sánchez à la tête du gouvernement espagnol, en 2018, pour que la donne change.

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« Il a adopté une politique plus humaine, reconnaît Agus Hernan. Et pourtant ETA a assassiné des élus de son camp. Il faut s’en souvenir pour apprécier cette évolution. » La situation des prisonniers s’améliore graduellement. Mais il reste encore beaucoup à faire, insiste-t-il, « et notamment la reconnaissance du statut de victime ainsi que des réparations pour les personnes torturées par l’État espagnol, au nombre d’au moins 6 000 selon les gouvernements des communautés autonomes basque et navarraise, et probablement jusqu’à 10 000 en y incluant celles qui ne se sont jamais manifestées ».

Le désarmement a néanmoins débarrassé le mouvement abertzale (patriote, en basque) du boulet de la lutte armée, qu’il était immanquablement soupçonné de soutenir. « L’indépendantisme de gauche a progressivement pu se reconnecter avec la majorité sociale, depuis longtemps en attente d’une solution au conflit, se félicite Arkaitz Rodríguez. Il est déjà la première force municipale au Pays basque Sud, et EH Bildu est en passe de l’emporter le 21 avril prochain aux élections du Parlement basque (3) – il s’agirait d’un précédent historique ! »

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Communauté autonome du Pays basque (provinces d’Alava, de Biscaye et de Guipuzcoa). Agrégé à la Communauté autonome de Navarre, l’ensemble constitue le Pays basque Sud.

Pour l’élu, c’est le signe d’une réouverture, en Espagne, de la « question territoriale » – comprendre : les revendications autonomistes ou indépendantistes. « Sans Louhossoa, les velléités indépendantistes catalanes n’auraient pas connu une expression aussi puissante lors du référendum d’autodétermination organisé le 1er octobre 2017, est-il convaincu. Le conflit armé au Pays basque polluait toute la politique. »

Les élections générales espagnoles de juillet 2023 renforcent même le trait : avec le recul global de la gauche, Pedro Sánchez n’a été reconduit à la tête du gouvernement qu’au prix d’un accord avec les indépendantistes basques et catalans, comprenant notamment une loi d’amnistie (4) pour ceux qui, parmi ces derniers, ont été condamnés pour leur tentative séparatiste. 

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Adoptée ce 14 mars par les député·es, avant son passage au Sénat puis sa possible adoption définitive en mai prochain.

Nouvelle pratique démocratique

Au Nord, le retour de la politique prend également une dimension nouvelle, constate Martine Bouchet. « Nous avons prouvé que nous sommes suffisamment organisés, solides et cohérents, société civile et élus de tous bords, pour prendre en main l’avenir de notre territoire et résoudre ses problèmes autrement que par la violence. » Anaiz Funosas, présidente du mouvement Bake Bidea (le Chemin de la paix), au cœur du processus de pacification, salue l’intelligence collective de ses parties prenantes.

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« L’héritage profond de Louhossoa, c’est l’ancrage d’une nouvelle pratique démocratique qui associe les élus à la société civile, dont le rôle défricheur a été pleinement reconnu. Nous n’avons fait que construire des ponts pour mieux vivre ensemble en collectivité », avance la mère de trois filles, âgée de 44 ans. « Je suis de la dernière génération qui a connu les armes, souligne-t-elle. Notre défi, c’est de laisser un autre récit aux suivants, afin de sortir définitivement d’un face-à-face où les militants de la cause basque se voyaient accusés de cautionner la violence. »

Le désarmement a été un moment très fort pour moi. Jamais je n’avais assisté à une telle unité autour d’un projet collectif.

T. Godin

La voix de certains militants se trouble cependant. « La société veut tourner trop vite la page des années de lutte armée, s’inquiète Agus Hernan. Nous avons beaucoup travaillé pour en traiter les conséquences, moins pour faire le point sur les causes historiques. Pourquoi tout cela a-t-il eu lieu ? Les racines politiques du mouvement abertzale, le gel de la question territoriale après la mort de Franco… Nous effectuons très mal la transmission aux plus jeunes générations. »

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Celle-ci passe par des dynamiques moins académiques, rétorque Thibaut Godin, 28 ans. « Certes, ce n’est qu’après coup que j’ai pris conscience d’avoir grandi à côté de la lutte armée, mais le désarmement a été un moment très fort pour moi. Jamais je n’avais assisté à une telle unité autour d’un projet collectif. » La non-violence est une stratégie « qui marche » : telle est la conviction de ce militant écologiste engagé dans des mouvements qui la revendiquent, comme Bizi, Alternatiba ou ANV-COP 21 – autant d’initiatives dont Txetx Etcheverry a été partie prenante.

La non-violence est aussi une boussole pour Eneka Barnetche, 19 ans, qui n’a jamais eu à se positionner au sujet de la lutte armée. Son « espace militant », c’est la défense de la culture basque, l’écologie, le féminisme. Et le soutien à une politique abertzale de gauche. Depuis trois ans, elle participe en janvier aux manifestations pour le respect des droits des prisonniers. « Avec mes amis, nous allons suivre le procès des Artisans de paix, et nous serons bien sûr présents au rassemblement de soutien, le 3 avril à Bayonne. »

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Société
Publié dans le dossier
Pays basque, un procès anachronique
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