À Chypre, escalade de violences envers les étrangers

Alors que le Parlement européen vient de se doter d’un pacte qui vise à restreindre les conditions d’asile et d’immigration tout en sécurisant toujours plus les frontières, l’île multiplie les discriminations à l’encontre des demandeurs d’asile.

Marine Caleb  • 17 avril 2024 abonné·es
À Chypre, escalade de violences envers les étrangers
Situé en banlieue de Nicosie, le camp de Pournara est le premier centre d’accueil de Chypre. Depuis juillet 2023, il est en rénovation pour améliorer ses capacités et accélérer le traitement des demandes.
© Marine Caleb

Nicosie, capitale de Chypre, le 5 janvier 2024. C’est encore l’aube quand, soudain, une explosion rompt le silence. La bombe fait voler en éclats les vitres du local de Kisa, une organisation de défense des demandeurs d’asile. Sur la petite île méditerranéenne, c’est la première fois que des violences touchent une organisation de la société civile. Personne n’a été blessé, mais, aujourd’hui, les bureaux ne sont toujours pas complètement réparés et l’organisation ne peut toujours pas opérer normalement.

« Cette attaque ne sort pas de nulle part. Cela faisait des mois que nous étions victimes d’une campagne de diffamation et de barrières administratives qui nous empêchaient de fonctionner », explique Doros Polykarpou, le directeur de Kisa. Il pointe aussi du doigt un discours de défiance envers les organisations comme la sienne, propagé par le gouvernement et repris par l’extrême droite, en nette progression à Chypre.

Il n’y a même pas eu d’enquête. Quel genre de signal on donne, en ne disant rien ? 

K. Gogou

En février, 41 organisations ont signé une lettre condamnant le harcèlement et l’attaque subis par Kisa. Elles dénoncent l’escalade des violences envers les étrangers et les demandeurs d’asile, mais aussi le silence inquiétant du gouvernement chypriote et de l’Union européenne (UE). « Il n’y a même pas eu d’enquête. Quel genre de signal on donne, en ne disant rien ? », s’emporte Kondylia Gogou, chercheuse pour Amnesty International, signataire de la lettre. Elle alerte sur le fait que les attaques ciblant les étrangers sont courantes partout sur l’île.

En mars, à Paphos, un homme a attaqué une trentaine de Syriens avec une arme. Quelques mois plus tôt, en août 2023, 300 membres du parti d’extrême droite Elam y ont violemment attaqué les logements et les magasins des étrangers. Même chose à Limassol en septembre 2023, où des commerces tenus par des étrangers ont été détruits au moyen de cocktails Molotov par un groupe de 200 Chypriotes. « Ces incidents sont un signal d’alarme », poursuit Kondylia Gogou.

Interdiction de travailler

Plus que ces violences, les demandeurs d’asile dénoncent les difficultés qu’ils subissent au quotidien. Ces dernières années, Chypre est devenue une nouvelle route migratoire pour les Nigérians, les Syriens ou les Camerounais, par exemple. Ils sont des milliers à arriver chaque année pour avoir une vie meilleure en Europe. Pourtant, une fois sur place, ils se retrouvent pris au piège : impossible de rejoindre un autre pays, et la vie quotidienne est semée d’embûches. Même les besoins primaires sont difficiles à satisfaire : trouver un logement ou un travail est un parcours du combattant, aux marges de la légalité.

Arrivé de Turquie en décembre 2022, Ferit est un demandeur d’asile kurde. Il est à la rue depuis son arrivée, faute d’argent ou de travail. Pour l’instant, il passe ses journées sur le pont au-dessus des remparts vénitiens de Nicosie. « Je suis venu ici car je pensais que c’était un pays d’accueil pour les Kurdes. Je voulais rester, mais je n’ai pas de droits. On m’interdit de travailler », explique Ferit. Depuis décembre 2023, les demandeurs d’asile doivent attendre neuf mois après l’enregistrement de leur demande pour travailler.

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Si certains préfèrent attendre pour ne pas mettre en péril leur statut, nombreux sont ceux qui n’ont d’autre choix que de travailler quand même pour payer leur logement et leurs dépenses quotidiennes dans un pays connaissant une forte inflation. « Chypre est un piège en haute mer. On a besoin de travailler, ce n’est pas une vie ! » proteste Junior, arrivé de République démocratique du Congo il y a cinq ans.

Actuellement dans les limbes du système, il compte, malgré l’interdiction, aller déposer des CV pour travailler dans le tourisme, un secteur en pénurie de main-d’œuvre. À Nicosie, les demandeurs d’asile font tourner les hôtels et les restaurants, surtout en haute saison. Le reste du temps, ils sillonnent la ville à vélo pour livrer des repas aux Chypriotes.

Chypre est un piège en haute mer. On a besoin de travailler, ce n’est pas une vie !

Junior

Une fois les neuf mois passés, celui qui arrive à trouver un travail doit affronter les difficultés du quotidien comme l’accès aux services scolaires, sociaux ou de santé – et les discriminations. «Parfois, les employeurs ne veulent pas embaucher de femmes voilées. Ou bien la langue est utilisée comme prétexte pour ne pas embaucher», détaille Elizabeth Kassinis, directrice de Caritas à Chypre, à propos des discriminations quotidiennes que subissent les demandeurs d’asile.

La peur d’une « invasion »

Les arrivées ont beaucoup augmenté depuis 2019, atteignant un pic en 2022, avec 21 564 personnes ayant déposé une demande d’asile, contre 10 585 en 2023. Le gouvernement s’est ainsi vu rattrapé par son inaction : ses services et ceux de la société civile saturent et les demandes d’asile s’accumulent, tardant à être traitées. Ainsi, en 2023, les demandeurs représentaient 5 % de la population chypriote, faisant de l’île le pays européen possédant le taux le plus élevé de personnes demandant l’asile.

Ce chiffre, bien qu’encore faible, a largement servi les discours d’extrême droite. Le parti Elam risque de devenir la troisième force du pays. Ce ratio motive aussi une politique migratoire ferme : 96 % des demandes d’asile étaient rejetées en 2023, un chiffre stable ces dernières années.

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Arguant que le pays a une capacité d’accueil limitée, le gouvernement de Nikos Christodoulides est soutenu par l’UE pour encourager les retours dits « volontaires » et les expulsions forcées. Les personnes dont la demande a été refusée reçoivent un billet d’avion vers un pays dit « sûr » ainsi qu’environ 1 000 euros. Chypre est l’un des pays européens qui expulsent le plus, proportionnellement au nombre de demandeurs d’asile sur le territoire, selon le ministère de l’Intérieur.

Chypre est l’un des pays européens qui expulsent le plus, proportionnellement au nombre de demandeurs d’asile sur le territoire.

Depuis quelques mois, Nicosie fait pression sur l’UE pour considérer certaines parties de la Syrie comme des zones sûres afin de procéder à l’expulsion des Syriens refusés. Plus de 2 000 personnes sont parvenues sur l’île les trois premiers mois de 2024, et le président chypriote a déclaré que le pays faisait face à « une crise sérieuse avec ces arrivées presque quotidiennes ».

Derrière les barbelés

Pour accélérer l’étude des demandes, l’UE a investi 22 millions d’euros pour rénover le premier centre d’accueil, le camp de Pournara en banlieue de Nicosie. Ses capacités sont largement dépassées, et de nombreux demandeurs d’asile y déplorent les conditions de vie. « Il y a eu une période où c’était horrible. Il y avait deux douches pour 300 enfants », rapporte Orestis Papamiltiades, de Generation for Change, une ONG de Nicosie.

Pour Ferit, qui y a vécu à son arrivée début 2023, l’expérience était déshumanisante : « Je suis resté trois mois et il y a beaucoup de problèmes dans les logements. Personne n’est heureux, la nourriture n’est pas bonne et sent mauvais. Parfois on me donnait juste un bout de pain. Et quand tu essaies d’en parler aux responsables, ils se mettent en colère et n’écoutent pas. »

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Aujourd’hui, si les conditions sont meilleures, le lieu a des airs de prison. Difficile d’accès par les transports en commun, le camp est isolé et entouré de champs et d’une zone industrielle. Il faut passer un portail barbelé pour accéder aux habitations, froides en hiver et suffocantes en été. Pas un arbre n’offre d’ombre au millier de personnes qui errent en attendant de ­pouvoir sortir.

Les travailleurs sociaux des ONG et du gouvernement rapportent qu’ils font de leur mieux pour offrir des conditions de vie « décentes » à tout le monde. « Nous avons une clinique, nous sommes disponibles tout le temps s’ils ont des questions et nous travaillons à améliorer les hébergements du camp », explique Stefani Violari, coordinatrice à Pournara.

Un coup de com ?

Si cet accueil se veut décent, la société civile regrette qu’il soit temporaire et que très peu soit fait pour l’intégration. «On ne pense pas que ces gens devraient s’intégrer dans la société. On est obligés de les accueillir, mais cela doit rester temporaire. Alors, comment parler d’intégration ?» explique Doros Polykarpou. Face à ce vide, le gouvernement prépare un plan actuellement discuté dans le cadre de consultations publiques.

« On travaille sur 53 actions pour l’intégration, fondées sur les meilleures pratiques des autres pays et bâties sur cinq piliers : l’emploi, le logement, l’éducation, la santé et l’amélioration des compétences », explique Andreas Georgiades, chef du service asile au ministère de l’Intérieur. Un plan largement attendu, qui pourrait améliorer les conditions de vie des demandeurs d’asile. S’il ne s’agit pas que d’un coup de com, comme le craint Doros Polykarpou.

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