En Sicile, les damnés de la serre

Dans l’une des plus grandes concentrations de serres d’Europe, les abus sont légion. Ces dernières années, le racket des ouvriers tunisiens venus avec un visa s’est généralisé.  

Augustin Campos  et  Stefanie Ludwig  • 10 avril 2024 abonné·es
En Sicile, les damnés de la serre
Dans la seule province de Raguse, plus de 28 000 employés agricoles enregistrés, dont la moitié d’étrangers. En réalité, des milliers d’autres travaillent sans papiers, et vivent souvent entre les serres.
© Stefanie Ludwig

Il ne sort pratiquement jamais de son bloc de béton, Imed*. Il faut dire que sans voiture, s’extirper de ces oppressantes serres relève du miracle. Plus encore lorsqu’on doit se cacher de son patron. Cette fois, pour nous rejoindre, il est passé par les prés, à l’heure où les ombres s’échinent sous le plastique, en pleine période de récolte.

*

Le prénom a été changé.

D’habitude enfermé dans 12 mètres carrés toute la journée avec un autre compatriote, Imed l’imaginait autrement, il y a quelques mois, cette jungle de plastique sicilienne – la fascia trasformata (« bande transformée ») – qui s’étend sur 80 kilomètres de côte, dans l’est de la grande île italienne. Ses épaules tombantes, surmontées de grands yeux noirs tristes, disent son incompréhension. « Ne t’en fais, tu auras tout : logement et travail », lui avait maintes fois répété l’intermédiaire tunisien qui l’a fait venir, lorsque Imed s’en était inquiété depuis sa ville du nord de la Tunisie.

Mais la réalité a été bien plus cruelle. Lorsqu’il a mis les pieds en Sicile en octobre dernier, il n’a trouvé ni l’un ni l’autre, sinon une invitation à « revenir en février ». Lorsque nous le rencontrons, début mars, sur une plage blanchie par le soleil de la mi-journée, cet homme de 49 ans est sans argent. Il n’a d’autres possibilités que de « manger des œufs », grâce au maigre salaire – une trentaine d’euros par jour – gagné par son ami, avec qui il a fait le voyage par les airs. En guise de douche, de l’eau stagnante prélevée d’une flaque qui jouxte les cultures arrosées de pesticides, « qui gratte tout le corps après ».

La fascia trasformata (« bande transformée ») – qui s’étend sur 80 kilomètres de côte, dans l’est de la grande île italienne – un labyrinthe d’agriculture intensive sous serre, qui produit des centaines de milliers de tonnes de fruits et légumes pour l’Europe entière. (Photo : Stefanie Ludwig.)

Imed fait désormais partie des invisibles de ce labyrinthe d’agriculture intensive sous serre, qui produit des centaines de milliers de tonnes de fruits et légumes pour l’Europe entière. C’est l’une des principales concentrations de ce type sur le Vieux Continent, avec l’Andalousie. Dans la seule province de Raguse, cœur de l’activité, il y a un peu plus de 28 000 employés agricoles enregistrés, dont la moitié d’étrangers. En réalité, des milliers d’autres travaillent sans papiers, et vivent souvent entre les serres, là où la loi a tant de mal à s’imposer. Invisibles de tous, même du pourtant renseigné syndicat CGIL, dans l’incapacité d’estimer leur nombre.

Courbé huit heures par jour pour désherber ‘à ne plus pouvoir en dormir le soir tellement ça faisait mal‘.

Imed s’est pourtant courbé huit heures par jour pour désherber. «À ne plus pouvoir en dormir le soir tellement ça faisait mal », murmure cet homme, le regard chargé de cernes. Mais cela a duré quatre jours, à 20 euros chacun. Et c’est tout. Le chef d’exploitation qui l’a fait venir avec un visa en Italie l’a sommé de chercher du travail ailleurs sans explication, et de quitter sa chambre de misère accolée aux serres. Un employeur dont le nom qui fait grincer dans le petit monde des serres et leurs 5 200 entreprises. Ses deux fils, agriculteurs eux aussi, ont été condamnés à des peines de prison pour les multiples abus qu’ils ont fait subir à leurs employés.

5 000 euros versés pour travailler

Mais, sans l’aide de son compatriote, Imed se retrouverait à la rue. Les pieds s’enfonçant lentement dans le sable de la plage, il lâche : « Je me sens comme un sans-papiers. » Marié et père d’un enfant de 6 ans, cet ancien maître-nageur, serveur ou ouvrier d’usine dans une petite ville côtière du nord de la Tunisie désertée par les touristes et par les investisseurs depuis la chute du dictateur Ben Ali, en 2011, a « tout vendu », dont sa voiture, pour venir travailler en suivant la voie légale en Sicile. Car celle-ci, permise par le décret dit « flussi » (flux en français), destiné à combler le manque de main-d’œuvre en Italie – et qui prévoit 4 000 postes non saisonniers pour les Tunisiens en 2024 – a un prix.

Imed a versé « 5 000 euros en liquide » à un intermédiaire. Une figure locale incontournable pour mettre en lien l’employeur et les potentiels intéressés par l’offre d’emploi dans le pays d’émigration. « Mon intermédiaire est connu dans toute ma ville, tout le monde parle de lui », témoigne Imed. Il est aussi le bras droit du chef d’exploitation, « qu’il connaît depuis plus de vingt ans». L’entremetteur ne « travaille » jamais gratuitement. Et le chef d’exploitation prend aussi très souvent sa part. La plus grosse part du gâteau même, selon Pipo Genovese.

Tous les patrons acceptent ça ici, ils prennent généralement 3 000 euros par travailleur.

P. Genovese

Ce chef d’une exploitation de 15 hectares de serres de tomates, d’aubergines et de poivrons dans la commune de Santa Croce Camerina, est une exception. Lui qui s’applique à respecter ses 30 salariés raconte qu’il s’est vu proposer, il y a quelques semaines, 15 000 euros par un « oncle tunisien » pour l’embauche, qu’il avait demandée, de quatre Tunisiens parents de l’un de ses anciens salariés. Il a refusé l’argent. «Mais tous les patrons acceptent ça ici, ils prennent généralement 3 000 euros par travailleur, lâche cet homme jovial. Ils m’ont tous demandé : combien tu as pris pour ces quatre Tunisiens ? »

Un business d’escrocs généralisé depuis quelques années,dont témoignent d’autres travailleurs tunisiens, qui racontent avoir payé entre 3 000 et 6 000 euros pour venir travailler avec un visa. Eux disent gagner entre 30 et 45 euros pour des journées de huit heures. Soit bien en dessous des 58 euros net affichés sur la fiche de paie, que très peu de d’ouvriers agricoles perçoivent dans la fascia trasformata, qu’ils possèdent ou non des papiers.

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« Ce décret flussi existe depuis 2002, mais son utilisation a pris de l’ampleur ces dernières années, et son détournement est devenu un phénomène de masse parce qu’il est de plus en plus difficile de venir par d’autres moyens», explique Giuseppe Scifo, responsable régional du syndicat CGIL, qui aide activement les travailleurs et les travailleuses migrant·es depuis plus de vingt ans. Le contrôle des frontières européennes et notamment de la Méditerranée s’est renforcé, depuis qu’il est devenu l’obsession de nombreux pays européens où progressent la xénophobie et l’extrême droite, à l’image de l’Italie, gouvernée par la leader du parti néofasciste Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni.

L’agence européenne des frontières Frontex, coupable de nombreux abus documentés – et dont l’ancien patron a rejoint récemment la liste du Rassemblement national pour les élections européennes –, collabore étroitement depuis ces dernières années avec les « garde-côtes » libyens, des milices armées financées par l’Europe dont la violence en mer s’est encore accrue.

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On a pu voir récemment des miliciens tirer à balles réelles dans l’eau, en direction des bateaux de migrants en détresse lors d’opérations de sauvetage menées par les ONG. Si des milliers de Tunisiens continuent de prendre ces risques, la dangerosité de la traversée pousse ceux qui en ont les moyens vers l’unique voie légale pour venir travailler en Italie. Et ils sont en nombre croissant, en raison de la situation économique catastrophique de la Tunisie, qui a connu un virage autoritaire sous le gouvernement de Kaïs Saïed.

Un sale business qui tourne

En août 2023, pour la première fois, le syndicaliste Giuseppe Scifo a déposé une plainte auprès du ministère public pour une affaire où plus de 20 travailleurs tunisiens ont payé 2 000 euros chacun pour se rendre en Sicile. Mais les victimes dénoncent rarement celui dont elles dépendent. Le business surfe sur la peur et la misère. «Quand on est pauvre en Tunisie, on étudie toutes les possibilités pour travailler», dit, les yeux rivés sur la Méditerranée, Imed, qui a également versé 650 euros en pot-de-vin à l’intermédiaire pour une déclaration d’hébergement, indispensable pour obtenir un contrat de travail. Un négoce illicite de documents qui prospère lui aussi. 

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Les poches vides, Imed doit désormais «attendre trois mois pour essayer de trouver un autre patron qui [l]’embauche légalement». Les pieds et les mains liés. «Le fait même que l’employeur exerce un tel pouvoir sur chacun ici, parce que c’est de lui que dépend le fait que vous veniez et que vous restiez, viole juridiquement le principe d’égalité de notre Constitution», dénonce Giuseppe Scifo, qui parle d’une «armée de travailleurs sans droits». Pour lui, «le garant d’un droit minimum à la citoyenneté pour les étrangers doit être l’État et non l’employeur».

Le garant d’un droit minimum à la citoyenneté pour les étrangers doit être l’État et non l’employeur.

G. Scifo

Or cette pratique est appelée à s’étendre dans l’Italie xénophobe de Meloni, qui dépend de plus en plus des mains laborieuses étrangères. Et elle pourrait être mise en place par d’autres pays européens, selon Giuseppe Scifo, qui a participé à une réunion intersyndicale réunissant différents pays. Entre-temps, dans cette jungle, un nouveau groupe de travailleurs tunisiens recrutés par l’intermédiaire d’Imed est arrivé en mars. Un sale business qui tourne. Et qui devrait prospérer, malgré les quelques opérations fructueuses des forces de l’ordre et du seul inspecteur du travail de la région. Imed, lui, travaille depuis peu pour un patron tunisien, pour 40 euros la journée. Au noir, lui qui s’est ruiné pour un visa.

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