Rwanda : la phrase que Macron n’a pas prononcée

« La France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté. » Ces mots ont été retirés du discours du président de la République lors des commémorations du 30e anniversaire du génocide rwandais. La vérité est décidément douloureuse.

Denis Sieffert  • 9 avril 2024
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Rwanda : la phrase que Macron n’a pas prononcée
Une veillée lors des commémorations du 30e anniversaire du génocide rwandais de 1994 à la BK Arena de Kigali, le 7 avril 2024.
© LUIS TATÔ / AFP

Hâtons-nous de lire cette phrase ; elle n’existe plus : « La France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté. » L’Élysée avait rendu public, jeudi 4 avril, cet extrait de l’allocution que Macron devait prononcer trois jours plus tard dans le cadre des cérémonies commémoratives du 30e anniversaire du génocide rwandais. Les mots n’étaient pas anodins. Las, trois jours plus tard, cette phrase, d’une importance capitale dans l’approche d’une vérité sur le rôle de Paris dans le génocide de 1994, avait disparu du discours présidentiel. Comme si les stratèges de l’Élysée n’avaient pas prévu qu’ils allaient provoquer la colère d’anciens caciques toujours influents au sommet de l’État et de l’armée.

On passait ainsi d’une reconnaissance de « responsabilité » à un quasi-aveu de complicité.

La bévue n’est évidemment pas seulement une erreur de communication. Elle révèle l’embarras qui persiste au moment de parachever l’écriture de l’une des pages les plus sombres de l’histoire de la fin du XXe siècle. La France aurait-elle pu éviter le génocide qui, entre avril et juillet 1994, a coûté la vie à un million de Rwandais, Tutsi dans leur immense majorité ? La phrase gommée répondait pour la première fois par l’affirmative. On passait ainsi d’une reconnaissance de « responsabilité » à un quasi-aveu de complicité, bien que ce dernier mot, synonyme de qualification juridique, ne fût jamais employé. C’était trop sans doute, tant la vérité est douloureuse. Avec le temps, les langues pourtant se délient, et les témoignages directs, provenant souvent de militaires, se multiplient.

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La toile de fond est historique, et tristement coloniale. C’est le fameux syndrome de Fachoda, en référence à l’humiliation subie par une mission française condamnée à se rendre à un détachement britannique dans l’Est africain, en 1898. C’est « notre droit de conquête » qui était contesté, s’indigna à l’époque Clemenceau. Cette grille de lecture, plus que surannée, a prévalu jusqu’à la fin du siècle dernier dans les hautes sphères de l’État. Il en a résulté qu’il ne fallait rien céder de notre « pré carré », et résister à toute tentative d’incursion anglo-saxonne.

Comment ne pas s’inquiéter qu’un autre crime de masse se commet ailleurs, au Proche-Orient, avec les mêmes complicités occidentales, et les mêmes dénis ?

Et peu importe que le pouvoir rwandais francophone fût raciste, fasciste et bientôt génocidaire, c’est lui qu’il fallait défendre contre le retour du Front patriotique rwandais (FPR), tutsi, réfugié dans l’Ouganda anglophone. Telle était la vision de la France mitterrandienne. Une analyse obstinée, sourde à tous les messages alertant sur le déferlement de haine qui annonçait le massacre des Tutsi de l’intérieur. Après avoir, au début des années 1990, défendu militairement le régime Habyarimana, du nom de l’autocrate hutu, la France s’est pratiquement retirée du Rwanda quand le génocide a débuté, en avril 1994, pour y revenir tardivement, le 22 juin, avec l’opération Turquoise.

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Mais l’histoire a surtout retenu de cette mission qu’elle a protégé la fuite des génocidaires vers le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo, RDC), et que des militaires ont reçu l’ordre de rester l’arme au pied quand des Tutsi réfugiés sur la haute colline de Bisesero, près du lac Kivu, ont imploré leur protection. Pour Paris, il ne fallait en aucun cas faire cause commune avec le FPR contre l’allié traditionnel hutu. Ces événements sont aujourd’hui parfaitement documentés. Trente ans après, la France s’avance lentement vers la vérité. Emmanuel Macron – il faut lui rendre cette justice – n’y est pas pour rien. Le rapport commandé à l’historien Vincent Duclert, publié en 2021, a établi « la responsabilité accablante » de la France. L’historien va plus loin dans un ouvrage récent qui prolonge son rapport (1), tandis qu’une enquête américaine conclut aussi que « la France a rendu possible un génocide prévisible ».

1

La France face au génocide des Tutsi, Vincent Duclert, éditions Tallandier, 640 pages, 25,50 euros.

Vincent Duclert pose une autre question qui ne peut nous laisser indifférents : comment la conduite d’une telle affaire a-t-elle pu reposer sur un seul homme et son état-major particulier ? Interrogation politique d’une brûlante actualité. C’est la Ve République qui est ici interrogée. Enfin, comment ne pas s’inquiéter, tandis que le travail de mémoire progresse, qu’un autre crime de masse se commet ailleurs, au Proche-Orient, avec les mêmes complicités occidentales, et les mêmes dénis ? Et comment ne pas déplorer que le régime de Paul Kagame, libérateur d’hier, bâillonne et emprisonne aujourd’hui ses opposants, et attente à l’intégrité de la RDC voisine en armant un mouvement rebelle à sa solde ? Comme si le génocide donnait crédit pour des crimes futurs. On connaît trop bien cette histoire.

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