« Les Graines du figuier sauvage », foyer de résistance

Mohammad Rasoulof met magistralement en scène un violent conflit familial directement lié à l’opposition entre le régime iranien et le mouvement « Femme, vie, liberté ».

Christophe Kantcheff  • 17 septembre 2024 abonné·es
« Les Graines du figuier sauvage », foyer de résistance
Sana (Setareh Maleki) subit l’autoritarisme d’un père, miroir de la terreur instaurée par le régime des ayatollahs.
© Pyramide Films

Les Graines du figuier sauvage / Mohammad Rasoulof / 2 h 46.

Mohammad Rasoulof rapporte que lorsque le mouvement « Femme, vie, liberté » s’est déclenché en Iran à l’automne 2022, à la suite de l’assassinat de la jeune Mahsa Amini, arrêtée pour « port du voile non conforme à la loi », il se trouvait en prison, comme son confrère Jafar Panahi. Une fois sorti, il fut ébahi par le courage des femmes qui retiraient leur voile dans les rues de Téhéran.

Mohammad Rasoulof a aussitôt ressenti le désir de s’en faire l’écho dans un film. Ce sera Les Graines du figuier sauvage, l’histoire d’une famille où explosent des conflits directement liés aux graves tensions que connaît la société iranienne. Tourné dans la clandestinité – puisque le cinéaste a interdiction de faire son métier – avec une implication sans borne de toute l’équipe, le film a finalement été sélectionné en compétition à Cannes, où il a reçu le Prix spécial du jury, tandis qu’en prenant tous les risques, Rasoulof, sous le coup d’une condamnation à huit ans de prison, parvenait à s’échapper d’Iran et se retrouvait miraculeusement à monter les marches du palais des festivals.

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Il est impossible de ne pas avoir en tête ces circonstances et les conditions dans lesquelles le film a été réalisé. Cependant, on les ignorerait que Les Graines du figuier sauvage resterait un grand film, ne portant par ailleurs aucune trace de précarité artistique. Au contraire, les nombreuses scènes tournées – par la force des choses – en huis clos attestent un sens aigu de la mise en scène. Après sept longs métrages, dont Au revoir (2012), Un homme intègre (2017) et Le Diable n’existe pas (2020), il s’agit de l’une des œuvres du cinéaste les plus accomplies, en particulier par le refus du schématisme qui la caractérise.

Le film commence par une promotion. Celle d’Iman (Misag Zare) au rang de juge d’instruction au tribunal révolutionnaire. C’est un don qui lui est fait, matérialisé par quelques objets liés à sa nouvelle fonction qu’une main anonyme lui confie, dont un pistolet – c’est la scène d’ouverture, où la caméra saisit en gros plan lesdits objets –, un don qui n’a rien de gratuit. Toute la suite de l’intrigue, jusqu’à son terme, s’ancre dans cette faveur initiale, cette promotion qui rime avec compromission.

Réseaux sociaux

Mais, pour le moment, sa femme, Najmeh (Soheila Golestani), imagine la demeure dans laquelle, avec leurs deux filles, ils pourront déménager et le confort qu’apportera ce nouveau standing. Rezvan (Mahsa Rostami), l’étudiante, et Sana (Setareh Maleki), la lycéenne, ont, quant à elles, d’autres sujets de préoccupation. En particulier la répression féroce qui s’abat sur les protestataires défilant dans les rues, dont de très nombreuses jeunes femmes, en colère après le meurtre de l’une d’elles. Des événements qui leur parviennent grâce à leurs téléphones portables, où elles consultent des vidéos postées sur Internet et les réseaux sociaux.

Ce sont les images prises dans la réalité que l’on voit à l’écran. Ce matériau, qui constitue une part non négligeable du film, était la seule ressource possible pour Mohammad Rasoulof, interdit de caméra en public. En l’utilisant, outre qu’il rend hommage aux anonymes qui ont bravé le danger en filmant des scènes de violences policières, il fait entrer de plain-pied le mouvement « Femme, vie, liberté » dans sa fiction avec une incomparable authenticité.

Une remarque : après d’autres films, comme Eau argentée (2014), des Syriens Wiam Simav Bedirxan et Ossama Mohammed, Les Graines du figuier sauvage rappelle indirectement qu’on oublie trop souvent, dans la critique des réseaux sociaux et de l’usage des écrans à laquelle on se livre légitimement dans nos pays démocratiques, qu’ils sont, là où les droits sont niés, au cœur d’une lutte entre États autoritaires, qui imposent la censure, et militants de la liberté, qui s’en servent comme outil d’information et de mobilisation.

La promotion de leur père a tout de même une incidence immédiate sur Rezvan et Sana. Leur mère leur demande de surveiller leurs fréquentations et de rester discrètes. Il ne faut pas attirer l’attention sur leur famille, dont le chef est un rouage désormais important du régime, qui a beaucoup d’ennemis. Ainsi, une atmosphère d’insécurité s’instaure avec les nouvelles fonctions d’Iman. Et, peu à peu, un seul sentiment va régir celui-ci : la peur. 

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Iman ressent un malaise à devoir signer de lourdes condamnations de manifestants sans procès en bonne et due forme. Jusqu’ici, il a toujours appliqué des principes de droit, qu’on lui demande d’oublier. Un de ses collègues – que le film présente comme un ami avec une ambiguïté certaine – lui conseille d’obéir, sous peine d’être destitué. Une menace qui va anéantir les scrupules d’Iman. Mais pas son malaise, auquel il oppose désormais une sorte de carapace intérieure.

Tyran domestique

C’est en quoi le personnage est bien plus intéressant, avec son éthique professionnelle originelle, que s’il avait été d’emblée un salaud : il en devient d’autant plus dur, intransigeant, en particulier à son domicile, la peur le transformant en tyran domestique. Face à lui : ses filles, qui ont d’autres rêves, dont celui, pour Sana, de se teindre les cheveux en bleu – tout un symbole. L’aînée, Rezvan, ose tenir tête à son père au cours d’un dîner, dénonçant la propagande des médias d’État qui criminalisent les jeunes révoltés et dissimulent la violence de la répression.

Entre son mari et ses filles, où se situe la mère ? A priori fluctuant, ce personnage en est d’autant plus passionnant. Sans travail, « femme de », aspirant à une vie consumériste, Najmeh est d’abord loyale envers son mari, qu’elle soutient, même si elle ne s’est pas fermée à tout sentiment de compassion et d’humanité. C’est ainsi qu’elle se retrouve à soigner chez elle, même si elle désapprouve ses filles de lui avoir ouvert leur porte, une amie étudiante de Rezvan, qui, lors d’une charge de la police à l’université, a été sévèrement blessée.

Une œuvre impressionnante, où le cinéma est toujours magnifié.

Elle retire un à un les éclats de grenaille qui grêlent et ensanglantent le visage de la jeune fille. Cette longue séquence suggère aussi le trouble que Najmeh ressent, partagée entre son empathie et son sens du devoir vis-à-vis de son mari. C’est malgré tout une première entaille, bien qu’inconsciente, dans son aveuglement volontaire. Plus tard, on la verra coiffer, couper la barbe, soigner la peau du visage d’Iman, la scène étant filmée comme s’il était un apôtre (et il l’est d’une certaine façon, apôtre du régime). Le chemin de l’émancipation, pour Najmeh, est long.

Déshumanisation

Mais tout va se précipiter avec la disparition d’un objet, celui qu’on a vu en ouverture : le révolver. Cette perte est inenvisageable pour les supérieurs d’Iman, chez qui la peur cède la place à la panique. Et l’autoritarisme à la terreur, qu’il fait subir sans plus aucun discernement à ses filles, qu’il accuse de vol, et même à sa femme. L’analogie avec la nature du régime des ayatollahs est transparente, avec cette idée que ses bases ne sont peut-être pas aussi solides pour peu que la peur le gagne.

Iman se déshumanise quand, de son côté, Najmeh se solidarise davantage avec ses filles. Voulue par son mari, la séance d’aveu, qui pourrait la mettre en grand danger, où elle doit reconnaître avoir soigné la jeune manifestante blessée, relève d’un acte de torture psychique qui la déstabilise profondément. Ses liens de soumission, inscrits culturellement, sont en train de lâcher. Le film vire alors au thriller, quand Iman, décuplant de violence, s’enfuit en prenant sa famille en otage, toujours en quête de son révolver et désigné publiquement par les opposants politiques comme un juge sanguinaire.

La dernière partie du film, qui se déroule dans le village de son enfance, dorénavant abandonné, prend les allures d’un jeu de cache-cache tragique. La scène a beau se passer en extérieur, elle est encore plus étouffante que tout ce qui a précédé. On y retrouve des échos de certains films d’horreur ou même de Shining. Les Graines du figuier sauvage est décidément une œuvre impressionnante, où le cinéma est toujours magnifié, insufflant ainsi d’autant plus de force au cri de liberté dont il est le vecteur.

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Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes