« En bonnes mères de famille »

L’autrice et militante féministe Anna Toumazoff décrypte la charge contre le patriarcat qu’a permis le procès des violeurs de Mazan. Elle rappelle que toutes les femmes peuvent devenir victimes et souligne combien le silence de certaines  met les autres en danger.

Anna Toumazoff  • 17 décembre 2024
Partager :
« En bonnes mères de famille »
À Avignon, le 16 décembre 2024.
© CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

À l’heure du verdict (1) de l’affaire des violeurs de Mazan, une question demeure : la France a-t-elle saisi l’occasion de se regarder dans le miroir que cette tragédie lui tendait ? Face à ces 82 violeurs, quels changements concrets envisage la société pour briser l’impunité des « bons pères de famille » (2) ? Est-ce qu’au milieu du vacarme des dissolutions, des motions, des tractations, des négociations, des solutions concrètes ont pu être trouvées, pour Gisèle Pelicot et pour toutes les autres ?

2

Référence au passionnant essai En bons pères de famille, Rose Lamy, éditions JC Lattès (2023).

 

 

La parole féministe (en dépit de ce qu’en disent les lâches et cupides pour qui la priorité apparente est de pourfendre #MeToo) ne consiste pas à opposer les hommes aux femmes, camp du mal contre camp du bien. Les femmes peuvent elles aussi être de redoutables gardiennes du patriarcat, protectrices des bourreaux qui sont à 96 % des hommes. C’est un élément central de la question. On a beaucoup – à raison – enjoint aux hommes de se sentir directement concernés par cette histoire au lieu de s’en distancier grâce à la figure du monstre.

La violence, durant ce procès, des propos de certaines avocates ou épouses d’accusés, a pourtant fait naître ces dernières semaines une réflexion. Il faut aussi parler des femmes, et pas seulement en qualité de victimes. Des épouses, des mères, des amies, des sœurs, de toutes celles qui, par peur, confort ou habitude, préfèrent détourner le regard. Qui, pour protéger l’équilibre des familles, en sacrifient les membres. Qui, pour ne pas semer le trouble dans la société, en taisent les problèmes.

Sur le même sujet : Les 83 violeurs : la banalité du mâle

Face à l’injustice ou la violence, le silence n’est jamais neutre. Dans ce cas précis, il fait de celles qui restent coites les gardiennes d’un ordre patriarcal qui, au nom de la respectabilité, masque les pires horreurs, sacrifiant d’un « Il est gentil avec moi » ou d’un « C’est comme ça partout » d’autres femmes sur l’autel du patriarcat. Tout, plutôt que perdre l’équilibre. La « bonne mère de famille » est-elle muette ?

Les compagnes et épouses des accusés clament encore que les hommes qu’elles connaissent « ne sont pas comme ça ».

En 2020, tandis que Gérald Darmanin est accusé de viol, Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, tient à rappeler qu’il est « au demeurant un bon ministre du Budget ». « Au demeurant un bon père », Dominique Pelicot clame jusqu’au bout son amour pour les siens, comme si cela était propre à l’absoudre de ses crimes. Peut-être se croit-il sincère dans cette déclaration à sa famille : jusqu’ici (gageons que l’affaire va faire bouger les lignes), il est apparu conciliable d’aimer sa famille tout en disposant de l’usufruit des corps en bon père de famille.

Sur le même sujet : Procès de Mazan : « Le sexisme est omniprésent, y compris dans l’attitude des accusés »

Dans les rangs du procès de Mazan, certaines femmes pourraient acquiescer en dépit du visionnage public des crimes commis par leurs maris à l’endroit du corps endormi de Gisèle Pelicot. Dans leurs bouches soudain, « ils l’ont fait mais avaient de bonnes raisons de le faire », raisons rendant l’acte ici jugé moins significatif que le reste de leur vie, plus tranquille.

Cette affaire viendra-t-elle enfin enrayer le cycle infernal de générations de femmes que l’on a vu cautionner les violences commises par les hommes qui avaient figure d’autorité dans leur famille, et dans le même temps condamner la parole des personnes contrariant par leurs dénonciations l’ordre établi (« on a subi, on n’en est pas mortes, vous pouvez bien subir aussi ») ? En dépit d’une méticuleuse documentation vidéo, les compagnes et épouses des accusés clament encore que les hommes qu’elles connaissent « ne sont pas comme ça ».

Ce procès met à nu un patriarcat enraciné dans toute la société, jusqu’au cœur de nos familles.

À ce procès et ailleurs, toutes celles qui jurent la main sur le cœur que « leur homme » (en dépit de toute évidence) ne peut être un monstre oublient que l’impunité masculine est un piège qui finira par elles aussi les rattraper, toutes bonnes mères de famille qu’elles soient. Ce procès met à nu un patriarcat enraciné dans toute la société, jusqu’au cœur de nos familles. Les violeurs ne sont pas des monstres isolés. Ils sont nos proches.

Les femmes qui les défendent sont aussi nos proches – d’abord avocates, aussi complices, tôt ou tard victimes. L’affaire Pelicot, où un accusé planifiait même le viol de sa propre mère, nous rappelle que les femmes ne sont jamais à l’abri tant que ce système reste intact. Peu importe à quel point elle se conforme, même une femme respectable – mère, épouse, âgée – peut devenir victime.

Sur le même sujet : Les hommes et le procès de Mazan

À l’heure où ce procès croise les repas de famille, examinons la tablée et demandons-nous : combien de femmes se taisent encore pour « préserver » la famille quitte à en condamner les membres ? Combien auraient défendu leur mari face aux preuves documentées de leurs viols ? Combien oublient qu’elles auraient elles-mêmes pu être Gisèle Pelicot ? L’illusion de la sécurité n’est pas la sécurité. Aucune femme ne peut espérer s’exempter de la violence des hommes, même en l’ignorant, même en l’excusant, même en la cautionnant. Alors, autant écouter, autant voir, et autant parler, dénoncer, soutenir, et épauler.

C’est le procès d’une société qui ne veut pas voir que les violeurs sont dans ses rangs.

Ce procès vient mettre en exergue le silence des femmes qui met les autres en danger : les femmes extérieures, comme pour Gisèle Pelicot face aux épouses de ses violeurs qui les défendent jusqu’au bout, mais aussi les personnes faisant partie de la famille, exposant aux violences physiques comme à l’inceste.

C’est le procès d’une société qui ne veut pas voir que les violeurs sont dans ses rangs, donc dans ses familles, aussi, et pas seulement dans ses prisons (cas rares), et qui leur trouve encore des excuses pour qu’on retienne tout, surtout le 51 % « bon père de famille », plutôt que le 49 % « violeur ». Tant pis pour celles (et ceux) qui en sont 100 % victimes. Silence, on fait famille. Bon appétit.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »
Entretien 24 avril 2025 abonné·es

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »

Dans Une étrange victoire, écrit avec le sociologue Étienne Ollion, Michaël Fœssel décrit la progression des idées réactionnaires et nationalistes dans les esprits et le débat public, tout en soulignant la singularité de l’extrême droite actuelle, qui se pare des habits du progressisme.
Par Olivier Doubre
Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »
Gauche(s) 23 avril 2025 libéré

Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »

Après s’être attaquée aux discours sexistes dans les médias et à la figure du bon père de famille, l’autrice met en lumière les biais classistes à gauche. Avec Ascendant beauf, elle plaide pour réinstaurer le dialogue entre son camp politique et les classes populaires.
Par Hugo Boursier
Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition
Idées 23 avril 2025 abonné·es

Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition

Inflexion idéologique chez les sociaux-démocrates, victoire culturelle pour la gauche radicale… Face à la guerre commerciale de Donald Trump, toutes les chapelles de la gauche convergent vers un discours protectionniste, avec des différences.
Par Lucas Sarafian
Ce qu’attaquer les femmes trans signifie
Intersections 22 avril 2025

Ce qu’attaquer les femmes trans signifie

Mimi Aum Neko, coprésidente de l’association Acceptess-T, lance un cri d’alarme sur la montée des violences et attaques transphobes, auxquelles participent les institutions, comme la Cour suprême britannique avec sa récente décision  sur la définition légale de « femme ».
Par Mimi Aum Neko