Institution libre de Combrée : violence et silence

Le procureur de la République d’Angers a ouvert une enquête à la suite d’une plainte collective dénonçant des faits d’agressions sexuelles et de viols commis sur une dizaine d’anciens élèves par l’ancien directeur de l’internat de cet établissement privé catholique, fermé depuis 2005.

Hugo Boursier  • 30 avril 2025 abonné·es
Institution libre de Combrée : violence et silence
© DR / Collage : Politis

Parmi les chaises et les matelas que les ouvriers sortent de l’immense édifice de l’ancienne Institution libre de Combrée (Maine-et-Loire), un collège et lycée privé catholique créé en 1810 et fermé en 2005, les souvenirs des anciens élèves imprègnent encore les murs de cet ­établissement qui a servi d’internat de réinsertion jusqu’à peu. « Il y a eu de très beaux moments à Combrée », se rappelle Loïc Dusseau, président de l’amicale des anciens élèves. Certes, mais d’autres affirment aussi être encore en lutte avec un passé bien plus douloureux.

Des gestes, des mots, des odeurs. « Addiction », « autodestruction », « colère », « chaos affectif » : vieilles de plusieurs décennies, les violences subies ont laissé chez certain·es des traces indélébiles. Et à l’image de ce mobilier que les déménageurs, ce mardi 22 avril, entreposent dans des containers à la vue de tous, ces blessures enfouies sont aujourd’hui à vif, dénoncées publiquement dans le sillage de l’affaire Notre-Dame-de-Bétharram, du nom de cet autre établissement catholique visé par plus de 200 plaintes pour violences physiques et sexuelles, dont plusieurs pour viols.

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119 caractères. Le 24 février, François Caro se met devant son ordinateur et publie un bref message sur le groupe Facebook public « Combrée beach ». Administrée par l’amicale, cette page recevait d’habitude des bons mots ou des images sur l’histoire de l’institution, très célèbre dans la région. Mais, ce jour-là, l’intention de cet aide-soignant de 50 ans est tout autre. Il indique vouloir parler du préfet de discipline de l’époque, celui qui a dirigé l’internat de l’établissement catholique de 1970 à 1994.

« François Caro en camp de montagne et, à droite, l’auteur présumé des violences sexuelles. » (Photo : DR/collage Politis.)

« Si des gens sentent de quoi il s’agit, ils peuvent me contacter en mp [message privé, N.D.L.R.] ». Le lendemain, il révèle qu’il a été « abusé ». Depuis, cette page est devenue le réceptacle des colères et des souffrances anciennes. Mais aussi un lieu virtuel où des élèves de l’époque, qui affirment avoir été agressés sexuellement ou violés par ce surveillant général, aujourd’hui âgé de 79 ans, comprennent qu’ils ne sont plus seuls.

Il jetait son dévolu sur certains enfants, en les isolant, en les récompensant, en les séduisant. 

Bastien*

En quelques semaines, les témoignages se multiplient. Les démarches judiciaires aussi. Alors que trois plaintes avaient été déposées en 2016, 2018 et 2019 pour des faits d’agressions sexuelles sur mineurs avant d’être classées sans suite, trois nouvelles plaintes sont reçues en avril 2025. Ces derniers jours, la liste s’allonge avec, notamment, une plainte pour viol. Toutes ont été rassemblées dans une plainte collective déposée mi-avril par l’avocat angevin Romaric Raymond. Le procureur de la République d’Angers, Éric Bouillard, a annoncé avoir ouvert une enquête préliminaire.

L’institution libre de Combrée a fermé en 2005. (Photo : Hugo Boursier.)

Dans ces plaintes, les procédés décrits par les plaignant·es se ressemblent. Ils racontent une volonté d’emprise de la part de ce préfet de discipline. Des stratégies de manipulation psychologique répétées pour atteindre ses fins. Pendant près de vingt-cinq ans, le surveillant avait en charge plusieurs dizaines de jeunes. « Il jetait son dévolu sur certains enfants, en les isolant, en les récompensant, en les séduisant », se souvient Bastien*, scolarisé entre 1985 et 1989. « Puis, il pouvait devenir autoritaire, colérique, terrorisant. »

*

Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Hospitalisé, le surveillant est présumé innocent. En 2005, la mère d’une ancienne élève, Estelle Lhériau, qui a porté plainte pour agression sexuelle, lui a adressé un courrier. En réponse, d’après le document que nous avons pu consulter, il écrit : « Mais c’est cela aussi le risque en s’investissant, on s’use, l’affectif prend le pas sur la maîtrise, tout se confond. »

Sous emprise

Coralie a passé une nuit avec le préfet de discipline. La seule, et celle de trop. C’était le vendredi 7 octobre 1988. La date reste gravée dans sa mémoire. Mais aussi dans ce document qu’elle a retrouvé dans les archives familiales : une feuille, jaunie dans les coins par les décennies passées, annonçant à ses parents que leur fille allait être retenue pour avoir noté sur un papier « des mots déplacés dans un établissement scolaire ». Ce soir-là, il n’y a plus grand monde derrière les murs épais de l’institution, plongée dans le silence de ces fins de semaine où les élèves internes rentrent chez leurs parents. Après le repas du soir, celui que l’on surnomme « le chef » lui annonce qu’elle dormira avec lui.

Je n’ai aucun souvenir de la suite ou de la fin. Je pense qu’à ce moment-là, j’ai dû me fermer. J’ai occulté ça.

Coralie

« Moi je n’étais pas pour et je lui ai dit non. Finalement, je n’ai pas eu le choix », dit-elle à l’officier de police judiciaire qui prend sa plainte, en janvier 2018. Dans son lit, là où, selon les témoignages recueillis par Politis, il aurait contraint plusieurs enfants à dormir avec lui chaque année, l’homme passe sa main sur le corps de Coralie. Elle a senti qu’il se masturbait dans son dos. Elle a 15 ans.

« C’est tout ce dont je me souviens, je n’ai aucun souvenir de la suite ou de la fin. Je pense qu’à ce moment-là, j’ai dû me fermer. J’ai occulté ça », confie-t-elle. Presque quarante ans plus tard, quand elle échange au téléphone avec le procureur, elle a la voix qui chavire. « Tremblante ». Il vient de prononcer un mot qu’elle n’avait jamais entendu auparavant : « Il n’y a aucun doute sur le fait que vous êtes une victime. »

François Caro se rappelle aussi la chambre du « chef ». « Tout était très grand, très vaste, avec des meubles anciens. Il y avait ce vent glacial qui entrait dans les couloirs », sent-il encore. Au cours de l’année scolaire où il a fêté ses 14 ans, il explique avoir dormi trois nuits dans l’appartement du préfet de discipline. Un « cauchemar » qui ne cessait pas à la sortie de l’institution de Combrée. Car, si plusieurs victimes contactées racontent des violences sexuelles dans la chambre du surveillant, ou à l’infirmerie, nombreuses sont celles qui décrivent des agressions lors des colonies de vacances qu’il organisait à Saint-Colomban-des-Villards, en Savoie.

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S’il se montrait particulièrement sévère à l’égard de certains élèves, à d’autres, ses « préférés », il proposait de nombreuses activités : tournois de football, atelier cinéma et séjours à la montagne, où les jeunes pouvaient faire du ski et de la randonnée. Douze favoris étaient choisis à chaque période de vacances, dont une poignée d’enfants qui n’étaient pas scolarisés à Combrée. Ils restaient dans un chalet pendant quelques jours ou plusieurs semaines, loin de leurs parents. Et là aussi, selon les témoignages recoupés, le « chef » avait ses habitudes.

Il faisait en sorte que nous posions notre tête le plus près possible de son sexe, tout en banalisant ce fait. 

E. Lhériau

La première consistait, lors des longs trajets en voiture séparant Combrée, près d’Angers, du village savoyard perché à 1 100 mètres d’altitude, à demander à l’enfant assis à côté de lui de se coucher sur ses genoux, alors qu’il conduisait. Plusieurs personnes ayant porté plainte évoquent ce souvenir. « Il ne laissait guère le choix, et faisait en sorte que nous posions notre tête le plus près possible de son sexe, tout en banalisant ce fait », écrit Estelle Lhériau dans sa lettre au procureur de la République de Saumur. Bastien aussi explique avoir été contraint de s’étendre sous le volant. Le surveillant se serait masturbé à ce moment-là. Il faisait nuit, les autres enfants étaient assis à l’arrière. Bastien ne sait pas s’ils l’ont vu agir.

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Une fois arrivé à Saint-Colomban-des-Villards, le surveillant nommait un intendant parmi les enfants. Il devait l’accompagner pour faire des courses dans la vallée. Seul, coincé dans l’habitacle de la voiture. C’est notamment pendant ces trajets que François Caro affirme avoir été abusé. « Chaque trajet s’est déroulé de la même façon durant un mois. Il baissait son pantalon et il fallait que je le masturbe. » Pour l’intendant élu comme pour d’autres enfants, parfois même au cours de la même colonie de vacances, la nuit ouvrait aussi la voie aux violences répétées.

Sur cette carte postale, retrouvée dans ses archives, Bastien écrivait : « Je dors tout seul avec le chef. » Il ne l’a pas envoyée à ses parents.

Dans les dortoirs directement, ou dans la chambre où dort l’adulte, d’une quarantaine d’années à l’époque. C’est le cas pour Laurent Beauquis. « Ça a commencé en août 1987. Il me demandait de dormir avec lui. Il me caressait le sexe et me forçait à caresser le sien. Ça se répétait très souvent, à chaque colonie », décrit-il. L’enfant a passé quatre semaines dans ce chalet montagnard en août 1987, puis huit semaines à l’été 1988 et à l’été 1989. Lors de ces longues heures où les souvenirs précis parviennent à percer l’amnésie traumatique, Bastien, âgé de « 13 ou 14 ans à l’époque », a, lui, « eu peur de mourir ».

« L’enquête est en cours »

Loin de l’omerta totale que beaucoup se complaisent à décrire sur les violences sexuelles, des victimes ont parlé, des adultes ont été informés. Au début des années 1990, Bernard* affirme avoir même alerté le directeur de l’époque, Gérard Gendry. À ce moment-là, il est pigiste pour un journal local. Il a quitté l’établissement depuis quelques années déjà et doit couvrir le vernissage d’une exposition à Angers. Il dit être tombé sur Gérard Gendry, accompagné de son épouse, qui, elle, dirigeait le CDI de l’établissement.

« Je lui ai dit qu’il se passait des choses graves à Combrée et que [le préfet de discipline] agressait, abusait ou violait des élèves », explique-t-il dans sa plainte, déposée en avril. Il n’ose pas dire, alors, que lui-même a subi un viol quand il avait 15 ans, lors d’une sortie pour l’atelier cinéma. Gérard Gendry lui aurait alors demandé s’il avait des preuves.

« C’est très grave ce que vous faites là. Vous pouvez avoir de gros ennuis si vous accusez sans preuves », l’aurait tancé le directeur, en poste de 1976 à 1996. À France 3, le 29 mars, l’ancien directeur affirme pourtant n’avoir jamais eu connaissance de ces faits. « Rien n’est remonté. Je n’ai jamais soupçonné quoi que ce soit. Une affaire d’une gravité pareille aurait fait l’objet d’une exclusion immédiate », a-t-il assuré.

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Si le directeur de l’époque avait été mis au courant dès le début des années 1990, ce ne serait pas lui, pourtant, qui aurait permis le déclenchement d’une enquête lancée par les gendarmes quelques années plus tard. Sur Facebook, le remplaçant du préfet de discipline, parti officiellement en 1994 pour des raisons familiales, a indiqué avoir appelé les gendarmes après qu’il a été alerté par un élève. « J’en ai fait part aux hautes autorités de l’établissement, au-­dessus du directeur », écrit-il.

« J’ai demandé plusieurs fois en haut lieu où en était l’enquête, la réponse était toujours la même : ‘L’enquête est en cours.’ Jusqu’au jour où un pontife, aujourd’hui décédé, m’a dit que cela ne me concernait plus », poursuit-il. Ce surveillant n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations. Mais plusieurs anciens élèves indiquent avoir été entendus par les gendarmes. Parmi les gradés qui ont travaillé dans la caserne et dont Politis a pu retrouver la trace, aucun, pour l’instant, n’a pu fournir de souvenirs précis.

Dans sa lettre au procureur de la République de Saumur, Estelle Lhériau affirme avoir appelé un ancien professeur de l’établissement, Jean-Pierre Ariaux. « [Il] m’a dit qu’il y avait eu des plaintes à l’encontre [du préfet de discipline] dans les années 1990, pour des faits [d’agressions sexuelles] situés, approximativement, dans les années 1980-1990 », écrit-elle.

Contacté, Jean-Pierre Ariaux dit ne pas « se souvenir ». « Nous, les cadres, on n’était pas informés », ajoute-t-il. Il affirme que les gendarmes ne sont « jamais venus dans l’établissement pour cette raison ». Il ignore si le préfet de discipline a été entendu à l’époque. Lorsque l’enquête des gendarmes a commencé, ce dernier ne travaillait plus à Combrée. Il avait déménagé à Dinard (Ille-et-Vilaine), dans un autre établissement, l’Institut Marie-Thérèse Solacroup, dont il dirigeait, là aussi, l’internat.

« Un sale mec »

Pourquoi la direction de l’époque de cet établissement n’a-t-elle pas été informée des soupçons qui pesaient sur ce préfet de discipline, alors que plusieurs dizaines ­d’enfants auraient été entendus ? Sur son site, l’internat breton écrit : « Jusqu’à ce jour, nous navons eu connaissance d’aucune plainte ou signalement le concernant pour des faits dans notre établissement. » Deux anciens internes de l’époque, que nous avons sollicités, disent n’avoir rien subi et rien vu. Les deux expliquent qu’il organisait encore des colonies de vacances à la montagne. Et qu’il avait ses « préférés ».

Quelle a été la suite donnée à l’enquête des gendarmes ? La hiérarchie de l’institution libre de Combrée a-t-elle été questionnée par les enquêteurs ? C’est à ces deux interrogations que les gendarmes vont tenter de répondre dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet. Contacté, le directeur de l’établissement en poste en 1999, Benoît Castillon du Perron, indique que son prédécesseur était au courant qu’un surveillant était « un sale mec ». Mais il ne lui a pas demandé son identité.

De leur côté, les anciens élèves qui ont porté plainte nourrissent de l’espoir devant l’enquête ouverte par le procureur. Et ce, malgré la prescription qui pourrait concerner les faits dénoncés, la plupart excédant le délai de trente ans. « Je veux trois choses, énumère Bernard. Que le surveillant ait un procès, que ceux qui savaient mais n’ont rien fait soient placés devant leurs responsabilités, tout comme les instances de contrôle qui n’ont pas rempli leur mission. Et que les victimes puissent se dire qu’elles ne sont pas seules et que nous sommes ensemble. »

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