À Valence, les sciences sociales contre les discours haineux
Fin mars, l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales organisait avec la FSU un colloque intitulé « Expliquer et prévenir la violence qui touche la jeunesse en France ». Tout un symbole après la mort du jeune Thomas à Crépol, à quelques kilomètres de là.

© François Guépin
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Ces deux organisations ont décidé d’organiser un stage national sur la question des violences entourant la jeunesse. L’objectif est multiple : donner des clés de compréhension sur un phénomène qui, de plus en plus, fait les choux gras des chaînes d’information en continu. « L’idée est de déconstruire les discours simplistes, souvent racistes, entourant ces phénomènes de violences, en utilisant les sciences sociales pour comprendre et, ensuite, expliquer », souligne Régis Roussillon, professeur de SES à Romans-sur-Isère.
La thématique de ce grand colloque, comme le lieu choisi pour l’effectuer, ne doit rien au hasard. En novembre 2023, le nord de la Drôme est frappé par un drame avec la mort de Thomas, 16 ans, dans une rixe à la sortie d’un bal à Crépol. Un terrible fait divers qui connaît un retentissement national. En effet, ce drame est récupéré par l’extrême droite et ses médias. Le récit plaqué est identitaire et raciste : Thomas aurait été tué, parce que blanc, par des jeunes « non blancs » de la Monnaie, le quartier populaire de Romans-sur-Isère.
L’enquête judiciaire viendra balayer ces informations, mais peu importe pour l’extrême droite et la maire de Romans-sur-Isère, Marie-Hélène Thoraval, qui font de Thomas un martyr, malgré lui, du nationalisme le plus crasse. Quelques jours après, des identitaires de toute la France descendent dans ce quartier pour se « venger ». Une expédition punitive aux airs de ratonnade.
Régis Roussillon enseigne dans le lycée du Dauphiné où était scolarisé Thomas. Un établissement « avec une forte mixité sociale, accueillant des élèves venus de la Monnaie et d’autres des villages environnants, qui tournait très bien ». « Et d’un coup, avec cet événement traumatique, il est devenu impossible de faire cours », témoignait l’enseignant dans nos colonnes en novembre 2024.
Depuis plus d’un an et demi, Régis Roussillon et plusieurs autres personnes de Romans, de l’Éducation nationale et de l’éducation populaire essayent de construire une résistance de fond pour « retisser du lien » entre les habitants. Politis vous narrait ce combat quotidien, bien loin, cette fois, des caméras.
« Se parler, s’écouter et s’entendre »
C’est donc dans la continuité de cette lutte quotidienne que l’Apses et la FSU organisaient ce colloque, articulé en deux temps. Un premier, le matin, pour « expliquer et comprendre ». Un intitulé, en forme de réponse à cette saillie de Manuel Valls, qui, après les attentats de 2015, avait déclaré : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé. Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Une déclaration qui, dix ans plus tard, n’est toujours pas passée et, pour bon nombre de chercheurs et de professeurs, constitue aussi un point de bascule dans la relation du pouvoir avec les sciences sociales.
Deux tables rondes accueillent des chercheurs renommés travaillant, justement, sur les jeunesses populaires, qu’elles habitent en milieu rural ou dans les banlieues de grandes villes. Mais aussi sur l’extrême droite et les médias. La volonté est claire : à la fois comprendre les logiques de violences entre les jeunes, et expliquer, ensuite, leur instrumentalisation à des fins politiques.
Plusieurs chercheurs, comme Marwan Mohammed et Yaëlle Amsellem-Mainguy, rappellent ainsi les similarités – et aussi les différences – qui peuvent exister entre les jeunesses populaires rurales et urbaines. Des discours qui font écho à ce que mettent en place, très discrètement, depuis plusieurs mois, les acteurs locaux du nord de la Drôme.
Un collectif d’habitants du quartier de la Monnaie, à Romans-sur-Isère, travaille ainsi avec un collectif citoyen de la « Drôme des Collines ». Leur idée est simple : pour dépasser les stigmatisations et les préjugés, ils souhaitent organiser des rencontres entre les habitants de ces deux territoires, pour briser les barrières que ces derniers mois ont érigées. « Notre objectif c’est que les gens puissent se parler, s’écouter et s’entendre, loin des médias et de l’agitation politique », glisse un des organisateurs de cette initiative.
Les médias et la stratégie d’instrumentalisation des faits divers par l’extrême droite, c’est d’ailleurs la thématique de la seconde table ronde. « Les faits divers sont au cœur de la stratégie des groupuscules identitaires, qui restent à la marge de l’espace politique mais parviennent à imposer médiatiquement leurs événements et leur lecture », explique le sociologue Samuel Bouron, auteur de Politiser la haine : la bataille culturelle de l’extrême droite identitaire (La Dispute, 2025). « Le cas de Crépol illustre parfaitement cela », poursuit-il.
C’est d’ailleurs cet événement qui, après les interventions des chercheurs, va faire l’objet des discussions de fin de matinée. « J’enseigne à 10 kilomètres de Crépol et on a été personnellement attaqués sur le fait qu’on essayait de défendre l’État de droit, raconte une professeure. Ce qu’on s’est pris dans la tête, c’est indescriptible, on ne pouvait simplement pas travailler. »
Le rôle des enseignants, dans ce contexte, préoccupe particulièrement les participants. Comment aborder ces sujets sensibles avec ses élèves quand l’extrême droite est à l’affût de n’importe quelle polémique ? « L’école est devenue le terrain de jeu de l’extrême droite, qui n’hésite plus à cibler directement des enseignants », s’alarme l’enseignante d’histoire Laurence De Cock.
Accompagner et proposer des modèles
C’est pour répondre à ces inquiétudes que le second temps de la rencontre est consacré aux actions à engager. Après avoir donné des pistes d’explications, il est temps « d’agir », selon les mots du programme du jour. Une ambition tenue. Pendant cinq heures, sociologues, auteurs et professeurs de SES enchaînent les prises de parole s’appuyant sur leurs travaux pour essayer d’endiguer ces phénomènes de violences. Avec, notamment, la question du maillage territorial.
« Plus il y a un tuilage entre l’école, l’éducation populaire et le secteur associatif, plus les jeunes bénéficient d’un meilleur accompagnement. Et être accompagné c’est quelque chose d’extrêmement important à cet âge », commence la sociologue de la jeunesse rurale Yaëlle Amsellem-Mainguy.
Les faits divers sont au cœur de la stratégie des groupuscules identitaires, qui imposent aux médias leur lecture des événements.
S. Duron
Yvon Atonga, coauteur de Petit Frère (Seuil, 2024) avec la sociologue Isabelle Coutant, abonde : « Cet accompagnement doit permettre de montrer aux jeunes qu’un ailleurs est possible, sans cantonner cet “ailleurs” aux cas de réussite extrême. » Celui dont le frère a été assassiné dans une histoire de rue a ainsi créé une association, Ghetto Star No Limit, dans sa ville de Villiers-le-Bel. Le concept est de faire « revenir des anciens du quartier » pour montrer des modèles de réussite lambda : ceux qui sont devenus infirmiers, professeurs, etc.
Surtout, tous ont voulu mettre en avant l’importance des sciences sociales. « Nous devons nous emparer de ces phénomènes pour les historiciser, les expliquer. Parce que, si on n’en parle pas, l’extrême droite le fera. Nous pouvons, avec l’aide des outils de la sociologie, apporter un contre-discours sur ces violences », assène, à la tribune, Régis Roussillon. Une position appuyée par Yaëlle Amsellem-Mainguy. « J’aimerais vraiment que les jeunes puissent faire des sciences sociales dès le collège », confie-t-elle, racontant avoir fait des ateliers sociologiques avec des jeunes en Seine-Saint-Denis. « Quand on comprend les mécanismes sociaux qui nous entourent, ça permet déjà d’agir », assure-t-elle.
Renforcer l’enseignement des SES, c’est aussi le sens de « l’Appel de Valence », publié à l’issue de ce grand colloque : « On ne peut se satisfaire de la place donnée aujourd’hui aux sciences sociales à l’École, dans un contexte de montée des tensions et de diffusion de fausses nouvelles : les SES ne font partie du ‘tronc commun’ des matières enseignées aux élèves en classe de seconde qu’à raison d’une heure et demie par semaine, la plupart du temps en classe entière de 35 élèves. Il est indispensable aujourd’hui de revaloriser l’horaire dédié à l’enseignement des sciences sociales au lycée, notamment en seconde, et de construire des programmes scolaires en prise avec les questions vives de société. »
C’est d’ailleurs une des grandes réussites de cet événement : avoir réussi, sur une « question vive », à apporter des pistes d’explication à bon nombre de personnes accompagnant, au quotidien, ces jeunesses. « C’était super chouette, cela a permis de se regonfler scientifiquement et moralement pour ne plus se sentir isolé face à ces événements et à leur lecture raciste », confie Apolline, une participante. Le mot d’ordre est clair : face aux discours haineux, « les sciences sociales contre-attaquent ».
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