L’extrême droite et les cryptomonnaies : les liaisons dangereuses
De l’Europe aux États-Unis, la mouvance nationaliste s’empare des monnaies virtuelles, jusqu’à en faire un marqueur idéologique. Cette stratégie révèle les affinités entre cet outil et la pensée réactionnaire. Et interroge la capacité de la gauche à se l’approprier.
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Miner du bitcoin (1) avec le surplus de production des centrales nucléaires. Improbable ? D’autant plus lorsque l’idée n’émane pas d’un cyberentrepreneur de la tech cherchant à vendre les innombrables atouts de la cryptomonnaie, mais bien de Marine Le Pen. En visite à l’EPR de Flamanville, le 11 mars, la dirigeante du Rassemblement national (RN) a avancé que l’initiative pourrait « constituer des réserves stratégiques pour EDF, qui aideront à financer la maintenance et la rénovation des réacteurs ».
Le minage de bitcoin est le processus de validation des transactions de cryptoactifs.
Au-delà de la proposition énergétique, la phrase met surtout en lumière l’accointance entre la cryptomonnaie – ou cryptoactif – et l’idéologie d’extrême droite. Car l’éloge de ces actifs virtuels, créés via des technologies de cryptage, n’est pas le seul fait de la cheffe de fil du RN à l’Assemblée. Comme un écho venu d’outre-Atlantique, il répond d’abord au revirement radical de Donald Trump, qui a décidé, par un décret datant du 6 mars, de conférer « une réserve stratégique de bitcoins » aux États-Unis.
Le but ? Faire de l’Amérique la « capitale mondiale de la crypto ». Un signe de reconnaissance, puisque cet actif – vivement critiqué pour sa volatilité – a contribué au financement de sa campagne présidentielle. Mais pas seulement. Une enquête de l’entreprise d’analyse de blockchain Chainalysis a révélé que les cryptomonnaies avaient servi à financer des activistes de l’ultradroite américaine présents lors de l’attaque du Capitole en 2021. Cela, par le biais d’un donateur français dénonçant le déclin de la civilisation occidentale.
Les cryptos ne sont pas seulement un outil de transaction numérique, mais participent d’une certaine conception du monde.
Remontons un peu plus loin. En 2017, Richard B. Spencer, créateur du terme « alt-right », ce courant suprémaciste blanc, tweete : « Le bitcoin est la monnaie de l’extrême droite. » L’affirmation a, semble-t-il, été prise au pied de la lettre par le président argentin Javier Milei, à travers sa promotion d’une cryptomonnaie baptisée $LIBRA, en référence à son slogan « Vive la liberté ! ». Avant que n’advienne le désastre : la cryptomonnaie s’est rapidement effondrée, causant des millions de pertes pour les investisseurs.
Un argument électoral ?
L’arrimage des cryptoactifs dans le paysage réactionnaire n’a rien d’inédit. Il coïncide même avec ses origines, comme l’a montré David Golumbia, auteur d’un essai intitulé The Politics of Bitcoin : Software as Right-Wing Extremism (University of Minnesota Press, 2016). Selon ce chercheur américain, les débuts du bitcoin remontent à une matrice politique anarcho-capitaliste de la fin des années 1980. Érigeant en étendard la liberté totale des entreprises privées, celle-ci entendait rompre avec toutes formes de contraintes imposées par l’État et les lois.
Ce discours est notamment relayé par René Aust, député européen du parti d’extrême droite allemand AfD, lorsqu’il affirme : « Les possibilités de surveillance des citoyens par les États se sont accrues dans le monde entier. […] C’est pourquoi les cryptomonnaies comme le bitcoin connaissent un tel essor. » Une pensée qui rejoint le courant cyberlibertarien, où la liberté équivaut à une dérégulation totale de l’internet, contre un gouvernement jugé oppresseur.
Diabolisation
Derrière cette approche maximaliste, se profilent aussi des tendances conspirationnistes, qui diabolisent les banques centrales comme des institutions financières despotiques et spoliatrices. Pour leurs adeptes, les cryptos sont un moyen de résistance face à une supposée tyrannie économique. Sarah Knafo, députée européenne du parti français Reconquête ! d’Éric Zemmour, justifie d’ailleurs la valeur de la crypto en ces termes : « Il est temps de dire non aux tentations totalitaires de la Banque centrale européenne, qui veut imposer un euro numérique entièrement de sa main. »
Cette paranoïa rejoint les tropismes de l’extrême droite américaine, promouvant à tout-va la décentralisation. Celle-ci doit permettre de s’affranchir du gouvernement et de toute contribution fiscale pour faire advenir l’ère d’un individualisme outrancier. Ainsi, rien d’étonnant à ce que l’extrême droite s’empare de cette industrie, puisque celle-ci s’inscrit dans un héritage économique réactionnaire. En cela, les cryptos ne sont pas seulement un outil de transaction numérique, mais participent d’une certaine conception du monde.
De là émerge une question : celle de la crypto comme nouvel argument électoral pour les conservateurs. En 2024, une étude menée par la plateforme d’échanges de cryptomonnaies Gemini a conclu que 18 % des Français détenaient des cryptomonnaies, soit 12 millions de personnes. Ces détenteurs sont souvent des hommes jeunes, issus de la classe moyenne. Or il s’agit désormais d’une population que parvient à séduire le RN, selon la dernière étude menée par Ipsos sur la sociologie des électorats en 2024.
Marieke Flament, ancienne dirigeante de projets crypto majeurs (Circle, NEAR), dénonçait d’ailleurs dans le média Big Whale la « stratégie crypto de l’extrême droite », qui œuvrerait pour capter « la démographie croissante des enthousiastes de la crypto en se positionnant comme les champions politiques de cette technologie ». Et d’alerter sur la nécessité d’une « conversation équilibrée » intégrant « les perspectives de toute la société », au-delà des récits extrémistes.
Reste à savoir si les cryptomonnaies peuvent réellement être pensées comme des outils technologiques de gauche, où la décentralisation équivaudrait à une véritable redistribution inclusive. Cette perspective, la journaliste Nastasia Hadjadji, autrice de No Crypto. Comment le bitcoin a envoûté la planète (Divergences, 2023), la conçoit avec réserve. Car, au-delà de leurs dysfonctionnements économiques, il s’agit aussi de supplanter leur creuset idéologique : une vision conservatrice et libertarienne, qui ne légitime que la force du marché, à rebours de toute délibération démocratique.
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