Mort au travail : en Normandie, Total sera jugé pour homicide involontaire
En 2019, Cédric M, un sous-traitant de Total, décédait d’un accident de travail sur la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher. 6 ans plus tard, Total est renvoyé devant la justice pour homicide involontaire dans le cadre du travail. De nouveau, après avoir été récemment condamné pour des blessures involontaires à la suite d’un incendie.

© CHARLY TRIBALLEAU / AFP
Chez Total, on accumule les milliards de bénéfices. Et les poursuites judiciaires. Comme révélé par nos confrères du média indépendant local Le Poulpe, la multinationale pétrolière vient d’être renvoyée devant le tribunal correctionnel du Havre pour homicide involontaire « par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail ». Une infraction qui peut être sanctionnée d’une amende maximale de 375 000 euros. L’entreprise est présumée innocente.
Les faits pour lesquels Total est poursuivi se sont déroulés début 2019. Le 15 février, Cédric M., sous-traitant pour l’entreprise Bataille, chute d’une plateforme de près de huit mètres de haut alors qu’il était en train de relier un camion-benne rempli de sable à un container à l’aide d’un tuyau. Il décède à la suite de ses blessures, le soir même. Cela faisait près de sept ans que cet ouvrier travaillait pour Bataille, très majoritairement sur le site de la raffinerie de Gonfreville-l’Orcher du groupe Total. Il avait quatre enfants.
Comment expliquer cette chute ? Selon l’enquête pénale, le garde-corps mobile de la plateforme sur laquelle le travailleur se trouvait s’est décroché. Cédric M. a, en effet, voulu accrocher le tuyau reliant le camion-benne au container à ce garde-corps qui, de ce fait, s’est « délogé ».
La faute rejetée sur le salarié
Peut-on conclure de ce constat que cet accident est de l’unique responsabilité du travailleur ? C’est ce qu’a essayé de plaider Total lors de l’enquête estimant « qu’il n’était, en tout état de cause, pas prévu d’attacher [au garde-corps] un flexible (le tuyau, en l’occurrence, N.D.L.R.) », selon l’ordonnance de renvoi, citée par Le Poulpe et que Politis a pu consulter. Une manière de rejeter la faute sur le salarié.
Un argumentaire classique dans les accidents de travail que la juge d’instruction a balayé. En effet, l’enquête a permis de mettre en évidence plusieurs entorses supposées au code du travail. Notamment, l’absence de plan de prévention spécifique sur cette opération.
Cédric M. n’était ainsi pas en mesure de respecter un mode opératoire qui n’avait pas été établi.
« Si les mises en examen (les sociétés TotalEnergies et Bataille) ont fait valoir que Cédric M. n’avait pas respecté le mode opératoire et avait commis une action dangereuse en fixant le tuyau à une rambarde mobile, ces éléments ne peuvent prospérer alors qu’il leur est précisément reproché de ne pas avoir effectué d’inspection commune préalable et de ne pas avoir établi un plan de prévention des risques préalable conforme aux travaux effectués. Cédric M. n’était ainsi pas en mesure de respecter un mode opératoire qui n’avait pas été établi, d’autant qu’il ne pouvait être informé que la rambarde présentait un danger », peut-on lire dans l’ordonnance de renvoi.
La juge d’instruction reproche également à l’entreprise d’avoir mis à disposition de Cédric M. un plan de travail « non conforme ». Cette dernière infraction a été retenue par la juge d’instruction car elle estime que « la société Total a non seulement une grande expérience dans l’exploitation d’une raffinerie, mais a également l’habitude de faire appel à des entreprises extérieures pour assurer l’entretien et la maintenance des installations » et qu’elle aurait donc dû « procéder aux travaux de mise en conformité pour fournir un plan de travail conforme à la réglementation aux entreprises extérieures ».
« Décision historique »
Cette justification est d’importance. En effet, Cédric M. ne travaillait pas directement pour Total mais pour Bataille, un sous-traitant. Celui-ci est d’ailleurs également renvoyé devant le tribunal correctionnel du Havre pour homicide involontaire. Mais la juge d’instruction a également décidé de poursuivre le donneur d’ordre, estimant que la sous-traitance était « une pratique quotidienne institutionnalisée » par Total et qu’ainsi, « la société avait de fait connaissance de la réglementation applicable relative à la prévention des risques dans le cadre du recours à des entreprises extérieures ».
Cette décision est saluée par l’avocate de la CGT Total Plateforme Normandie, Elsa Marcel : « Le recours à la sous-traitance est un facteur accidentogène important. Donc voir Total poursuivi pour homicide involontaire par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence devant un tribunal correctionnel est une décision historique ».
Interrogé par nos confrères du Poulpe, l’avocat de Total, Jean-Benoît Lhomme, assure que « la sécurité est au centre des valeurs de l’entreprise ». « TERF (TotalEnergies Raffinage France) démontrera devant le tribunal que ses procédures de gestion des travaux sont en adéquation avec ses obligations réglementaires relatives à la coordination des interventions des entreprises extérieures sur le site de la Plateforme de Normandie », poursuit le conseil.
Même les administrations ne peuvent plus fermer les yeux.
A. Antonioli
Des propos qui n’enlèvent rien aux interrogations légitimes qui émergent sur la sécurité des travailleurs de la multinationale pétrolière. En effet, la même raffinerie a déjà été condamnée en 2023 à 40 000 euros d’amende pour blessures involontaires suite à un incendie qui avait blessé cinq personnes. L’entreprise a fait appel de cette décision. En 2021, un autre sous-traitant a également perdu la vie en travaillant sur ce site. Concernant ce drame, l’enquête du parquet est toujours en cours. « Sur les manquements à la sécurité des travailleurs, Total est récidiviste en la matière », s’indigne Elsa Marcel.
Double discours
Du côté du principal syndicat du site, la CGT, on souligne le « double discours » de Total à propos de leur sécurité. « D’un côté on nous dit que l’humain et la sécurité sont au cœur de leur préoccupation. De l’autre, sur le terrain, ils font tout le contraire en mettant une pression importante sur les travailleurs et notamment les sous-traitants. Même les administrations ne peuvent plus fermer les yeux », assure Alexis Antonioli.
Le secrétaire général de la CGT Total de la Plateforme Normandie fait référence à deux articles du Poulpe qui avaient révélé qu’en 2024 Total s’était fait « taper sur les doigts par la préfecture de Seine-Maritime » et que l’entreprise avait contesté des injonctions de la Carsat qui demandait la mise en place de meilleures mesures de prévention concernant les risques de chute.
Son syndicat a décidé de se porter partie civile dans l’affaire de la mort de Cédric M. « Et on le fera à chaque fois que nécessaire. La division du travail entre salariés de l’entreprise et sous-traitants est organisée par le patronat mais on est avant tout des collègues et c’est en additionnant les forces qu’on arrivera à s’opposer à cette politique délétère de l’entreprise », poursuit le syndicaliste. Cependant, celui-ci regrette que les sanctions encourues par l’entreprise soient si faibles.
En effet, comme Politis l’avait révélé en 2023, l’amende moyenne pour les entreprises pour ce type de fait est de 35 000 euros. L’amende maximum est, elle, de 375 000 euros. Ce qui correspond, selon Alexis Antonioli, à « moins de quatre heures de production dans notre raffinerie ». Un drame pour toute une famille, une goutte d’eau pour Total.
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