En Loire-Atlantique, la lumière sur un foyer de cancers pédiatriques
Face au manque de réaction des autorités, des parents, des scientifiques et des élu·es ont fondé un nouvel institut visant à documenter et sensibiliser sur le sujet. Un parcours de plus de dix ans, inspiré par l’expérience de Fos-sur-Mer.
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« Les citoyens permettent aux scientifiques d’avoir le bruit du territoire » Une démocratie locale pour la santéLes choucas s’engueulent au soleil d’un printemps tardif sur la pointe aiguë du clocher de l’église Sainte-Maxime de Saint-Même-la-Tenu, à mi-chemin entre la métropole nantaise et le début du bocage vendéen. Dans le hall de la mairie, un petit couloir calme part vers la gauche au bout duquel une pièce, qui n’a pour décoration qu’un faire-part brillant de paillettes, faiblement animé par la lumière de la grande fenêtre qui donne sur une pelouse, une margelle, un toboggan et des balançoires.
Sur le tableau Velleda pend une carte retenue par deux magnets, dont les nuances de rouges sont visibles depuis tous les coins de la pièce : Saint-Mars-de-Coutais, 5 ; Port-Saint-Père, 1. Ces chiffres, ce sont des enfants malades. La raison d’être de l’Institut citoyen de recherche et prévention en santé environnementale (Icrepse), hébergé dans ces locaux municipaux désaffectés.
Cette organisation a été fondée en 2023 pour poursuivre et étendre l’action de l’association Stop aux cancers de nos enfants (SCE). Entre 2015 et 2022, le groupe de parents et riverain·es a énuméré 25 cas dans sept villages de 1 200 à 7 665 habitant·es, dont le taux d’incidence est trois à quatre fois supérieur à la moyenne. Signalée aux autorités sanitaires, cette concentration de cas a été reconnue puis déclassée. Une absence de reconnaissance qui a amené, dix ans après l’événement déclencheur, à créer un institut pour obtenir les réponses aux questions ainsi disqualifiées.
J’étais informée, mais pas concernée.
M. Thibaud
Ce coin de Loire-Atlantique à un quart d’heure de la mer et vingt minutes du château des Ducs de Bretagne n’a jamais paru menaçant à Marie Thibaud. Dans sa famille, dont les racines se perdent entre les vignes et les pommiers de ce terroir sur plusieurs générations, « le cancer est une maladie de vieux, une maladie de pas-de-chance ». Pas une raison pour ne pas y faire gaffe – surtout avec un frère qui déroule des banderoles chez Greenpeace. La famille épluchait bio depuis longtemps, évitait les produits transformés. « Pendant ma première grossesse, mon frère me mettait en garde contre les perturbateurs endocriniens, dit-elle en souriant à l’évocation de ce souvenir de maternité. J’étais informée, mais pas concernée. »
Quand une prise de sang détecte la présence du cancer – une leucémie aiguë lymphoblastique – dans l’organisme d’Alban, leur fils de 4 ans, Marie et son compagnon entament les soins dans un sentiment d’isolement face à la maladie, à la lourdeur du protocole, à la fragilité d’un enfant que tout peut atteindre. Quand elle se décide à parler des traitements, de ses allers-retours au CHU de Nantes et de la peur pour son fils, Marie comprend qu’elle n’est pas la seule mère confrontée à cette maladie. Des proches, d’abord, lui confient des cas similaires. Puis, à la faveur de quelques prises de parole dans les médias locaux, elle reçoit des SMS : « Moi aussi », lui écrit-on, pour signifier l’existence d’une communauté de parents esseulés sur le territoire.
Une concentration des facteurs de risques sur le territoire
Marie Thibaud n’a alors pas entendu l’écho d’une alerte lancée quelque temps plus tôt. Généraliste remplaçante à Port-Saint-Père, Anne-Laure Grill déclare à 46 ans un cancer du sein. « Je n’avais pas la relation privilégiée d’un médecin de famille à qui on dit tout, reconnaît la soignante. Mais, un an plus tard, une amie est diagnostiquée, je parle avec les voisins et je commence à trouver beaucoup de cas dans un très petit périmètre. » Neuf ans de traitement, de vigilance et de rechute après, le souvenir de la réponse de l’agence régionale de santé (ARS) lui revient avec une amertume redoublée : « Mon interlocutrice a mis ça sur le compte du dépistage systématique, sauf qu’on parle de femmes de moins de 50 ans, rappelle-t-elle, agacée. J’ai appris qu’un collectif s’était monté sur les cancers pédiatriques, j’ai décidé de le rejoindre. »
L’association Stop au cancer de nos enfants s’agglomère ainsi par capillarité, sans cohérence partisane. Sur ce tout petit territoire où tout le monde se connaît, il faut tout un village pour soigner un enfant. L’ARS sollicitée une première, puis une seconde fois, lance une investigation en 2019. L’analyse du territoire révèle de nombreux points de concentration de facteurs de risque : dans les classes de l’école où est scolarisé Alban, des concentrations élevées de lindane (un pesticide utilisé pour le traitement du bois) se combinent avec des champs électromagnétiques au-delà du seuil de risque.
Explication possible : des lignes à haute tension passent à moins d’un mètre de profondeur le long du mur blanc de l’école depuis l’installation d’un transformateur, qui centralise les câbles venus des éoliennes nouvellement mises en service. L’analyse tombe le vendredi précédant la rentrée des classes 2020. Marie et son compagnon annoncent leur décision le dimanche soir à 19 heures : Alban ne fera pas son entrée au CM2 avec ses copains, sa dernière année d’école, dans un établissement où se concentrent tant de risques.
J’ai été à l’enterrement de deux enfants d’ami·es, ça aussi ce sont des statistiques ?
Le verdict épidémiologique de l’ARS Pays de la Loire tombe quelques semaines plus tard : le cluster n’existe plus. Réuni·es à Nantes en présence de toutes les autorités locales, les riverain·es engagé·es dans l’association voient la cohorte de petit·es malades arasée sur le territoire par l’approche spatiotemporelle. Sur les dix-neuf cas signalés, l’étude n’en retient que onze, qu’elle rapporte non plus à la population des communes mais des cantons sur une période trois fois plus longue qu’initialement. La moyenne fond sous le seuil d’alerte. Aucune « cause commune n’est trouvée ». Les enfants malades sont redevenus des chiffres. Écœuré, un père s’échappe de la réunion : « J’ai été à l’enterrement de deux enfants d’ami·es, ça aussi ce sont des statistiques ? »
« Il y a des enfants malades tout le long de la route »
Quand vous commencez à vous interroger sur les enjeux de santé environnementale, vous finissez par voir le mal partout. Marie Thibaud pointe un à un les panneaux à l’entrée des bourgs et lieux-dits : « Il y a des enfants malades tout le long de la route. » En partant de Port-Saint-Père par la D751 vers le sud, bordés de publicités pour les vins AOC gros-plant du Pays nantais, le bocage se couvre peu à peu de grands abris plastiques sous lesquels s’étirent les lignes de fruits et légumes en maraîchage.
« La fédération des maraîchers du coin est très pro-pesticides, confie un élu local. Ces risques font partie des non-dits du territoire, un secret de famille. » En bifurquant vers la mer, le chemin croise le champ d’éoliennes de Bourgneuf. En projet avant la saisine de l’ARS, il a été suspendu pendant l’étude du cas de Saint-Pazanne et a repris « en l’absence d’alerte sanitaire », selon les mots du préfet. Comme si tout était à reprendre à zéro.
Marie soupire : « Nous avons réalisé que Stop au cancer de nos enfants ne suffirait pas. » Les alertes résonnent dans le vide et les demandes de données à l’ARS ou à la Ligue contre le cancer restent lettres mortes. Mais le vécu demeure. « Rien qu’en parlant avec les parents, des facteurs de risques apparaissent : épandages de pesticides, usine de traitement de bois, lignes à haute tension enterrées, énumère la toxicologue Laurence Huc, qui dirige le conseil scientifique de l’Icrepse nouvellement formé. Il y a aussi les récits du cancer chez l’adulte. »
Guidées par les conseils de Philippe Chamaret, directeur de l’Institut écocitoyen de Fos-sur-Mer, les chevilles ouvrières de l’association maturent deux ans durant le nouveau véhicule de leur action : un institut, juste citoyen, à même d’identifier sur le territoire les composantes du cocktail de risques. En d’autres termes, réécrire ces récits de vie dans une langue audible par les autorités. Depuis janvier 2024, c’est le boulot de la directrice embauchée à plein temps, Solenn Le Bruhec : trouver des budgets pour rechercher des traces.
Nous voulons aussi mettre du qualitatif : recueillir les récits de vie, l’expérience des ouvriers du bois ou de la métallurgie.
S. Le Bruhec
« Nous voulons mettre en place des matrices sol, air, eau et également une étude de bio-imprégnation avec des analyses de cheveux sur une cohorte de cent enfants, précise celle qui est ingénieure toxicologue. Mais nous voulons aussi mettre du qualitatif là-dedans : recueillir les récits de vie, l’expérience des ouvriers du bois ou de la métallurgie. L’approche quantitative dilue la problématique individuelle. » Depuis le 1er avril, un soutien supplémentaire œuvre au recensement des sources existantes : type de pesticide, activité industrielle, etc. Avec pour objectif final une cartographie complète du territoire mêlant risques et exposition. Une carte avec les chiffres et les enfants malades.
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