Cédric Durand : « Nous sommes dépendants des plateformes comme autrefois des seigneurs »

Deuxième livre de l’Institut La Boétie, fondé par les insoumis, Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? reprend les trois cours donnés par l’économiste sur le techno-féodalisme en 2023 et 2024. Il y livre un véritable projet politique alliant cybertechnologie, socialisme et écologie.

François Rulier  • 7 mai 2025 abonné·es
Cédric Durand : « Nous sommes dépendants des plateformes comme autrefois des seigneurs »
© Raphaël Schneider

Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?Cédric Durand, Éditions Amsterdam, 168 pages, 12 euros.

Cédric Durand est professeur à l’Université de Genève. Ses recherches portent sur la mondialisation, la financiarisation et les mutations du capitalisme. Il est notamment l’auteur de Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique (La Découverte, 2020) et, avec Razmig Keucheyan, de Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique (La Découverte, 2024).

Pourquoi parler de techno-féodalisme ?

Cédric Durand : Le techno-féodalisme n’est pas une simple répétition du féodalisme, la principale différence étant qu’à l’époque féodale le processus de production était essentiellement basé sur le travail individuel et familial. Aujourd’hui, on assiste à une socialisation du travail importante, la division du travail est extrêmement poussée et chacun dépend de tout le monde. Néanmoins, certains éléments permettent de dresser un parallèle.

Le premier, c’est l’importance des rapports de dépendance. À l’époque féodale, les paysans dépendent du seigneur parce qu’ils sont attachés à la terre. Aujourd’hui, nous sommes dépendants des plateformes. Qui peut se passer de Google ? Et même si vous réussissez à y échapper, toute une série de services, par exemple vos services bancaires, sont à leur tour dépendants des plateformes. Les grandes firmes également, tout comme les États.

Le deuxième élément, c’est la fusion du politique et de l’économique : ces plateformes produisent un bien hybride. Les services numériques sont des services au sens classique, produisant des effets utiles, mais ils ont aussi une dimension politique, dans le sens où ils organisent la vie collective. La capacité des plateformes à produire des services dépend de l’observation et de la surveillance de l’activité des individus et de la société en général, à partir desquelles elles produisent de la prévision, qui permet de guider, voire de piloter, les comportements.

Les grandes entreprises du numérique collectent beaucoup de données qu’elles s’approprient.

La troisième caractéristique, c’est la notion de prédation. Fondamentalement, ces plateformes sont en compétition pour monopoliser la puissance sociale qu’est la connaissance. On a l’impression qu’à l’ère de l’information, tout est abondant. En fait, ce n’est pas si exact. Certes, une fois qu’on a un nouveau logiciel, un nouveau morceau de musique, etc., on peut très facilement le déployer à une échelle infinie, à moindre coût. Néanmoins, pour y avoir accès, il faut être capable de se brancher. C’est à ce niveau que resurgit la rareté : il y a une bataille entre les différents monopoles pour conquérir les terres – les points les plus favorables – où capter les données.

Sur le même sujet : Zuckerberg, Musk : la tech à droite toute !

Cependant, le techno-féodalisme est une tendance, et pas nécessairement une prédiction. Celle-ci est en train de se réaliser très largement avec la connexion entre Donald Trump et les barons de la tech, mais il n’y a pas de fatalité. Elle a été arrêtée par un certain nombre de régulations par le passé. Par exemple, des obstacles ont été mis au développement d’une monnaie par Facebook.

Vous évoquez un processus de monopolisation intellectuelle. Assiste-t-on à un nouveau phénomène d’enclosure ?

Le danger de la monopolisation intellectuelle, c’est le pouvoir considérable qu’elle offre aux plateformes. Les grandes entreprises du numérique collectent beaucoup de données qu’elles s’approprient, en les puisant dans notre activité sociale, et elles en interdisent l’accès aux autres. Ces données pourraient pourtant être utiles pour les services publics, les sciences, des activistes ou des ONG. Au moment de la pandémie de covid, Google a rendu accessibles les données de mobilité. Mais, à partir de l’automne 2022, celles-ci sont redevenues privées. C’est une perte pour la collectivité.

Sur le même sujet : Dossier : big data, big business

L’ensemble des États du monde serait dans une situation de haute vulnérabilité à l’égard des technologies numériques, à l’exception des États-Unis et de la Chine. Dans quelle mesure pourrait-on parler de techno-impérialisme ?

Le techno-impérialisme est essentiellement américain, en tout cas en ce qui concerne les données et les services de cloud. Pour l’instant, la Chine a un espace de souveraineté numérique, mais la projection des Big Tech chinoises reste pour l’heure limitée. En matière de numérique, on doit donc parler d’impérialisme technologique états-unien. La littérature parle d’ailleurs de la militarisation des infrastructures numériques.

On a vu Elon Musk menacer de déconnecter l’armée ukrainienne de Starlink.

Par exemple, les câbles sous-marins de communication, qui étaient autrefois essentiellement installés par des acteurs publics, sont depuis une dizaine d’années construits principalement par les Big Tech. Les auteurs pointent ainsi leur menace sur la souveraineté des États. Dans le contexte récent de la guerre en Ukraine, on a vu Elon Musk menacer de déconnecter l’armée ukrainienne de Starlink. On peut donc bien parler de techno-impérialisme, voire de techno-colonialisme.

Contre le colonialisme numérique, vous appelez à la constitution d’un mouvement des non-alignés du numérique. Comment concilier une alliance internationale avec l’inégale répartition des ressources nécessaires aux technologies numériques ?

L’impact énergétique de l’intelligence artificielle (IA) est aujourd’hui considérable. Il doit nous conduire à abandonner l’idée de sa généralisation, en raison de la consommation d’énergie mais aussi de terres rares. Néanmoins, la question de la souveraineté numérique et d’un numérique qui soit non-aligné se pose au niveau de l’architecture des services numériques, ce qu’on appelle « l’empilement » ou le « stack ». Chaque pays doit pouvoir adopter une forme de protectionnisme numérique, avec des lois qui permettent de se protéger des géants de la tech. Il faut favoriser des alternatives intérieures, comme la Suisse, qui s’est dotée d’un cloud souverain pour les services jugés absolument essentiels.

Sur le même sujet : IA : pour une Europe leader

La deuxième chose, c’est ce que j’appelle l’internationalisme technologique. Les infrastructures qui nécessitent de grandes échelles devraient être développées avec d’autres. Par exemple, les services de cloud, les moteurs de recherche ou les services de type place de marché, comme Google Play ou Apple Store, sont très difficiles à développer à une échelle nationale. On aurait donc intérêt à développer une collaboration avec d’autres États, à l’échelle européenne ou au-delà.

Il ne s’agit pas d’en rester à un techno-nationalisme, mais de trouver les moyens de construire un « stack », c’est-à-dire un empilement d’infrastructures physiques, de services génériques et de places de marché qui répondent à une autre logique. L’un des avantages de l’internationalisme technologique est aussi de limiter la possibilité, pour un État, de militariser le déploiement de ces outils.

Il faut des formes de contrôle public des infrastructures matérielles.

C’est aussi l’occasion de développer un espace des data comme des communs. Les data ne doivent pas appartenir aux États, mais à la communauté, c’est-à-dire à celles et ceux qui les génèrent ou ont un intérêt sur les conditions de leur utilisation, comme, en fonction des données concernées, diverses administrations publiques, les entreprises de tel ou tel secteur, des associations et des mouvements sociaux, des scientifiques, etc.

Enfin, il faut des formes de contrôle public des infrastructures matérielles. Il n’y a pas de raison que les câbles, les satellites ou les data centers les plus puissants soient contrôlés par le secteur privé. Il faudrait qu’ils soient développés par les pouvoirs publics, ou soumis à des formes de contrôle public.

Contre le techno-féodalisme, vous défendez un projet cyber-écosocialiste. Pourriez-vous le définir ?

Le projet cyber-écosocialiste peut être qualifié de rationaliste tempéré et reste assez centriste dans le monde de l’anticapitalisme. La question de l’émancipation se pose aujourd’hui dans des conditions particulières : celles de l’anthropocène et donc de la crise écologique. La dimension cyber renvoie à la planification : au XXe siècle, la planification était le principal levier pour penser les systèmes alternatifs au capitalisme, mais cette idée a été attaquée pour son incapacité à prendre en charge la connaissance.

Sur le même sujet : Yanis Varoufakis : « Nous travaillons tous gratuitement pour les Gafam »

Cet argument peut cependant être retourné contre le capitalisme et le système de marché, qui sont incapables de prendre en charge la crise écologique. Le développement des technologies de l’information et de la connaissance, tout ce qu’on appelle le cyber, change désormais les termes du débat. Planifier aujourd’hui, c’est mobiliser ces technologies pour les mettre au service d’un gouvernement de l’humanité par elle-même. Autrement dit, le cyber-écosocialisme est un socialisme qui prend sérieusement en compte l’écologie et qui mobilise le cyber pour le faire, une planification écologique et socialiste qui mobiliserait les moyens du numérique.

Il ne faut pas se faire d’illusions quant à une potentielle omniscience des algorithmes.

Cependant, il ne faut pas se faire d’illusions quant à une potentielle omniscience des algorithmes. En dehors de leur coût écologique, on n’arrivera jamais à faire entrer intégralement la nature dans les algorithmes. C’est vrai aussi pour nos existences, qui ont une texture propre, qui ne peut pas être capturée simplement par la logique machinique. Ça veut dire que le dispositif de planification qu’on doit développer doit être déployé de manière raisonnée, dans le sens où il faut laisser un espace à cette autonomie, cette non-identité de la nature, comme dirait le philosophe Kōhei Saitō, mais aussi à cette non-identité de l’activité humaine.

Pour penser une planification démocratique, vous évoquez la création de cybersoviets (1). À quoi ressembleraient-ils ?

1

Développé par Cédric Durand et Razmig Keucheyan dans leur ouvrage Comment bifurquer, le concept désigne l’idée que les citoyens participent à la transformation du système productif et de consommation à travers des structures collectives qui restent à penser.

Le cœur de la planification écologique, c’est le contrôle démocratique sur la fonction d’investissement pour choisir le genre de modes de développement que l’on souhaite. L’essentiel est de construire des scénarios à partir d’une comptabilité écologique et d’une connaissance des ressources économiques disponibles. Avec les cybersoviets, il serait possible d’aller plus loin dans le dépassement de la fracture entre production et consommation, grâce à des communautés de consommateurs, qui pourraient ressembler aux Amap mais permettraient de dépasser la contrainte de localisation.

Il s’agit simplement de la constitution de communautés de consommateurs qui puissent intervenir dans la production et mettre en place un certain nombre de filtres qui correspondent à des valeurs, ayant trait à l’impact sur l’environnement, au contenu social, aux conditions de production, mais aussi aux caractéristiques mêmes des produits. L’idée serait d’avoir des sortes d’influenceurs, des experts qui animent des communautés fondées sur des valeurs mais qui ne soient pas, comme c’est le cas aujourd’hui, des agents de marketing au service des firmes.

« Il y a une forme d’aporie dans l’idée qu’il faudrait se défaire de la technologie et se replier sur le niveau local. » (Photo : DR.)

Il existe en effet déjà un genre d’imbrication entre production et consommation, mais celle-ci opère sous l’hégémonie de la logique du profit des firmes, qui apprennent beaucoup des consommateurs, voire les pilotent en partie, afin d’innover, mais sans qu’il y ait vraiment d’empowerment des consommateurs. De ce point de vue-là, l’idée des cybersoviets, c’est de donner davantage de pouvoir aux consommateurs pour mieux piloter ce qu’ils vont utiliser.

Dans quelle mesure l’appel au cyber ne pourrait pas être vu comme une forme de techno-solutionnisme ?

Le techno-solutionnisme dit que les technologies vont nous sauver. Je ne dis pas cela. Je dis que, dans le cadre de l’invention d’un socialisme écologique pour le XXIe siècle, nous avons des dispositifs technologiques sur lesquels il faut s’appuyer. À condition de créer l’énergie politique pour développer ce projet, on pourra mobiliser la technologie de façon positive.

L’ensemble de la technologie qui conditionne une existence locale est produit à l’échelle mondiale.

Il y a effectivement des mouvements qui sont luddites, anti-technologiques ou décroissants, pour lesquels j’éprouve beaucoup de sympathie. Mais l’idée qu’on puisse défaire la socialisation extrême des modes de production et de consommation pour sauver la planète, et avancer vers l’émancipation, me semble assez illusoire, dans le sens où je ne vois pas le chemin stratégique qui y mène. Et, surtout, c’est assez dangereux, parce que la conséquence d’un « descaling », c’est-à-dire l’idée de revenir au niveau local et d’aller davantage vers l’autosuffisance, conduirait en réalité à un appauvrissement extrême.

Sur le même sujet : Un « sociosolutionnisme » à double tranchant pour l’écologie politique

L’ensemble de la technologie qui conditionne une existence locale est produit à l’échelle mondiale. Pensez aux outils, par exemple une tronçonneuse : elle est le fruit du travail de dizaines de pays et de dizaines de milliers de personnes. Il y a une forme d’aporie dans l’idée qu’il faudrait se défaire de la technologie et se replier sur le niveau local. Ce chemin est un chemin d’appauvrissement absolument ni plausible ni désirable.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous

Pour aller plus loin…

Aya Cissoko : « Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant »
Entretien 5 mai 2025 abonné·es

Aya Cissoko : « Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant »

Triple championne du monde de boxe, Aya Cissoko considère le lien social et le droit comme seuls remparts pour agir contre la montée des extrêmes droites.
Par Maxime Sirvins
Hugo Lemonier : « Nous avons une dette vis-à-vis des victimes »
Entretien 30 avril 2025 abonné·es

Hugo Lemonier : « Nous avons une dette vis-à-vis des victimes »

Alors que la plupart des médias ont fait revenir leur reporter du tribunal de Vannes, où est jugé le chirurgien Joël Le Scouarnec pour des agressions sexuelles et des viols sur 299 victimes, le journaliste spécialiste des questions de violences intrafamiliales y est encore. Choqué du traitement des victimes par les institutions.
Par Hugo Boursier
Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »
Entretien 24 avril 2025 abonné·es

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »

Dans Une étrange victoire, écrit avec le sociologue Étienne Ollion, Michaël Fœssel décrit la progression des idées réactionnaires et nationalistes dans les esprits et le débat public, tout en soulignant la singularité de l’extrême droite actuelle, qui se pare des habits du progressisme.
Par Olivier Doubre
Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »
Entretien 23 avril 2025 libéré

Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »

Après s’être attaquée aux discours sexistes dans les médias et à la figure du bon père de famille, l’autrice met en lumière les biais classistes à gauche. Avec Ascendant beauf, elle plaide pour réinstaurer le dialogue entre son camp politique et les classes populaires.
Par Hugo Boursier