Des clics contre la claque réac

Depuis quelques années, les militant·es antifascistes partent à la conquête des réseaux sociaux, où l’extrême droite a prospéré pendant des années, et les utilisent pour s’organiser, communiquer et résister.

Thomas Lefèvre  • 6 mai 2025 abonné·es
Des clics contre la claque réac
La carte des groupes locaux d’extrême droite réalisée par La Horde en 2024.
© DR

Le fascisme se combat partout, même en ligne. Avant d’être légitimée par les médias, l’extrême droite institutionnelle avait investi les espaces numériques. Le Front national a été le premier parti à se doter d’un site web, en 1996, et, depuis, le clan lepéniste continue à prospérer sur les réseaux sociaux. Au-delà des personnalités politiques, dans les années 2010, des figures comme Alain Soral se mettent à pulluler sur internet et à propager des discours d’extrême droite. Mais, depuis plusieurs années, la résistance s’organise pour reprendre ces espaces numériques.

« Les organisations antifascistes s’adaptent à chaque réseau social : X ou Bluesky pour parler aux militants et aux journalistes, Instagram pour tenter de rallier de nouveaux membres, et des plateformes fermées comme Discord, Signal ou Telegram pour s’organiser en interne », décrit Tristan Boursier, docteur en science politique de l’université de Montréal et de Sciences Po-Paris, spécialiste de l’extrême droite en ligne.

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Beaucoup de groupes antifascistes agissent à l’échelle locale, restent isolés et peinent à convaincre en dehors des cercles militants. Le collectif de la Jeune Garde antifasciste, fondé en 2018, a décidé de rompre avec cet isolement et de diffuser ses idées via internet. Le compte Instagram de la section lyonnaise cumule plus de 17 000 abonnés.

« Avec l’arrivée d’internet, les méthodes et les relais de lutte ont radicalement changé », expose Cem Yoldas, porte-parole de la Jeune Garde. « La jeunesse est particulièrement présente sur les réseaux sociaux, donc c’est important pour nous d’investir ces espaces, précise-t-il. Il ne faut surtout pas les laisser à l’extrême droite. On veut proposer des contenus engagés, en s’adaptant aux codes des plateformes, et on essaie de ne pas être en retard sur notre temps. »

À gauche, on est confronté à certaines limites structurelles.

L’Antistream

Au moment de l’émergence d’internet, en effet, «il y a eu une méconnaissance et aussi un certain mépris de la part de la mouvance antifasciste face à l’importance de ce qui était en train de se passer », estime un membre du collectif La Horde. Ce qui peut expliquer, en partie, le « retard dans le nécessaire virage numérique du militantisme contemporain ».

Travail de veille

«À gauche, on est confronté à certaines limites structurelles. Déjà, les plateformes appartiennent à des milliardaires et elles sont hostiles à notre contenu politique. Et il y a évidemment la question des moyens financiers et techniques : là on voit qu’on ne lutte pas à armes égales face à l’extrême droite», abonde L’Antistream, créateur de contenu anarchiste et libertaire. Ce streamer utilise Twitch, une plateforme de diffusion de contenus en direct détenue par Amazon, mais où les règles de modération sont beaucoup plus strictes que sur d’autres réseaux. L’extrême droite y est quasiment absente.

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«Je me suis lancé sur Twitch en 2020, alors que le contenu politique se développait sur la plateforme. Je trouvais que ça manquait de radicalité ; la gauche révolutionnaire était largement sous-représentée. Twitch permet de produire du contenu politique en sortant un peu des formes écrites », explique-t-il. L’Antistream anime des revues de presse engagées plusieurs fois par semaine et réagit en direct à des documentaires avec sa communauté.

Pour ce qui est de l’articulation de la lutte en ligne et de celle sur le terrain, le streamer anarchiste reste prudent : « Je ne me fais pas d’illusion sur l’impact d’internet dans la résistance face au fascisme, mais je pense que ça permet tout de même d’archiver et de diffuser des idées et des pratiques. » Internet ne se résume pas aux réseaux sociaux, et les initiatives antifascistes se multiplient.

En investissant les plateformes numériques, les militants de la gauche radicale prennent un certain risque.

« Les réseaux sociaux permettent aussi aux antifascistes d’effectuer un travail de veille. Ils et elles peuvent suivre les mouvements d’extrême droite et les documenter, précise Tristan Boursier. On peut prendre l’exemple du collectif La Horde, qui produit une cartographie des groupes locaux d’extrême droite. » Ce collectif est spécialisé dans la surveillance et l’analyse de cette mouvance. Il utilise son site web pour permettre «au plus grand nombre un accès direct à une information antifasciste ancrée dans le réel des luttes ».

«On pense qu’il est important que l’information et aussi la mémoire de l’antifascisme contemporain ne soient pas entièrement dépendants des réseaux sociaux, et c’est pourquoi on essaye, dans la mesure de nos moyens, d’archiver sur notre site les infos qui circulent sur les réseaux sociaux, de façon à conserver une certaine indépendance et pérennité», développe un membre de La Horde.

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Le rachat de Twitter par Elon Musk en 2022 et les nouvelles règles de modération de Meta imposées par son patron, Mark Zuckerberg, ont montré à quel point les réseaux sociaux sont des espaces d’expression structurés selon le bon vouloir d’une poignée de milliardaires. Sur Facebook et Instagram, depuis l’élection de Donald Trump, il est maintenant possible d’affirmer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale» l’homosexualité ou la transidentité.

Pour le moment, ces règles ne s’appliquent qu’aux États-Unis. En théorie, la réglementation européenne interdit de telles politiques concernant la modération des discours de haine, grâce au règlement européen sur les services numériques, ou Digital Services Act (DSA). Ce texte, adopté en 2022, permet d’encadrer les géants du numérique et les oblige à modérer les contenus publiés sur leurs plateformes. Une mince barrière juridique face aux attaques incessantes des techno-oligarques contre la régulation européenne.

La fachosphère moins hégémonique

« Il y aurait une tendance sur les médias sociaux à valoriser les contenus plutôt réactionnaires, en tout cas plutôt conservateurs, parce que c’est plus d’engagement, rappelle Tristan Boursier. Un discours choquant génère du clic, même quand c’est pour le dénoncer. » Cette logique est particulièrement vraie sur YouTube, où l’extrême droite a prospéré pendant des années.

« En 2010, quand on allait sur YouTube pour s’intéresser à la politique, on tombait exclusivement sur des vidéos d’extrême droite. Aujourd’hui, heureusement, ça a changé », souffle Cem Yoldas. Les règles de modération de la plateforme ont évolué, et plusieurs chaînes de youtubeurs d’extrême droite ont été supprimées. Par ailleurs, des vidéastes ouvertement politisés à gauche faisaient figure d’exception à l’époque et sont bien plus nombreux maintenant.

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Le chercheur Tristan Boursier confirme cette évolution : «L’avance qu’avait l’extrême droite sur internet semble vraiment s’essouffler. Il y a eu un climax, un apogée de sa popularité autour des années 2020, mais, depuis, il n’y a pas eu vraiment de grosse évolution en termes de tactique et de stratégie. »

En choisissant d’investir les plateformes numériques, souvent hostiles à la gauche radicale, les militants prennent un certain risque. «J’ai choisi l’anonymat pour deux raisons principales : me protéger et promouvoir les pratiques d’anonymat sur internet, indique L’Antistream. Je veux limiter les possibilités de harcèlement de la part de la fachosphère et empêcher une potentielle répression étatique. »

On fait attention à ce qu’on divulgue, car l’objectif est de toucher le plus de gens possible sans se mettre en danger.

C. Yoldas

Une inquiétude partagée par les militants des groupes antifascistes. Par exemple, les membres de La Horde veillent à « laisser le moins possible de traces sur les réseaux ». À la Jeune Garde, le choix a été fait de désigner des porte-parole qui s’exposent publiquement et à visage découvert, mais de conserver l’anonymat des autres membres. Cem Yoldas précise : «On fait attention à ce qu’on divulgue, car l’objectif est de toucher le plus de gens possible sans se mettre en danger. Ce qu’on constate aujourd’hui, c’est que ces réseaux sociaux sont aussi utilisés par certains États pour fliquer et réprimer. »

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