« Les chefs d’État pourraient être accusés de complicité de génocide »

Damien Scalia fait partie des Juristes pour le respect du droit international (Jurdi), une association qui a mis en demeure la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne pour leur inaction face au génocide en cours à Gaza.

Hugo Boursier  • 20 mai 2025 abonné·es
« Les chefs d’État pourraient être accusés de complicité de génocide »
© Emad El Byed / Unsplash

Damien Scalia est professeur de droit pénal, droit pénitentiaire et droit international à l’Université libre de Bruxelles (Belgique). Il fait partie de l’association Jurdi, les Juristes pour le respect du droit international.

Le 12 mai, Jurdi a envoyé deux courriers de mise en demeure, l’un à la Commission européenne, l’autre au Conseil de l’Union européenne pour « carence grave face au risque avéré de génocide dans la bande de Gaza ».

Lundi 19 mai, les dirigeants français, anglais et canadiens ont eu une déclaration conjointe indiquant qu’ils ne resteront pas « les bras croisés » et qu’ils prendront contre le gouvernement israélien des « mesures concrètes », sans préciser lesquelles. Comment analysez-vous cette déclaration ?

Damien Scalia : Cette déclaration est la bienvenue, mais elle est tardive. Cela fait 24 mois que l’on crie au fait qu’il y a un génocide ou qu’il était en train de se préparer et les trois gouvernements n’ont pas été très réactifs, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais elle reste assez floue. Ne pas rester « les bras croisés » pourrait se traduire par des pressions diplomatiques ou des sanctions économiques.

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Et on l’espère aussi, par des positions juridiques, devant la Cour internationale de justice, en portant plainte contre Israël, ou bien à l’occasion du passage d’un avion de Benyamin Netanyahou au-dessus du territoire français, comme ce fut le cas en février et en avril, de faire ce que le droit oblige : arrêter les personnes qui sont accusées de crimes. Contre la Russie, les pays européens ont su s’unir, bloquer des fonds, appliquer des sanctions. Il y avait plus d’entrain à ne pas rester « les bras croisés ». Qu’ils montrent le même volontarisme pour Israël.

Le 12 mai, l’association le Jurdi a envoyé deux courriers de mise en demeure, l’un à la Commission européenne, l’autre au Conseil de l’Union européenne pour « carence grave face au risque avéré de génocide dans la bande de Gaza ». Quel est l’objectif de cette procédure ?

Les États peuvent être condamnés pour ne pas avoir prévenu le crime de génocide.

L’objectif, c’est de rappeler aux chefs d’État et à l’Union européenne qu’ils ont des obligations en vertu du droit international, de la Convention contre les génocides, des principes généraux des droits. Et qu’ils ont les moyens pour faire quelque chose. Quelle est la suite ? On attend d’eux, déjà, de nous répondre. Ce sont deux mises en demeure au milieu d’autres démarches engagées par d’autres associations, de victimes, de juristes, et d’instances internationales. Au moment où il va falloir assumer ses responsabilités, les personnes concernées ne pourront pas dire qu’elles ne savaient pas. La France notamment s’est engagée à faire respecter ce droit. Qu’elle en tire les conséquences.

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Que risquent concrètement les chefs d’État ou de gouvernement s’ils répondent, un jour, de leur complicité devant une cour de justice ?

Deux choses. D’abord, il y a ce que risquent les États, à savoir être condamnés par une instance internationale comme la Cour internationale de justice, pour ne pas avoir prévenu le crime de génocide. Ensuite, s’il apparaît que des chefs d’État ont donné leur accord, ou ont fermé les yeux sur des livraisons d’armes utilisées par l’armée israélienne pour commettre le génocide, on appelle cela, en droit international, de la complicité. Donc ces dirigeants peuvent être accusés de complicité de crimes internationaux, comme ont pu l’être des dirigeants qui ont aidé Slobodan Milošević, ou ceux qui ont aidé des dirigeants houtous à commettre le génocide contre les Tutsis. Il faut un niveau de preuves important, mais ce n’est pas exclu.

Plus personne ne peut dire qu’il n’y a pas de génocide en cours.

En 2024, la Cour internationale de Justice avait sommé l’État hébreu de ne pas commettre d’actes de génocide. Un an plus tard, le génocide est sous nos yeux. Que peuvent le droit et les instances internationales face à un chef d’État génocidaire ?

Si les politiques ne respectent pas le droit, le droit reste faible. On le voit très bien avec le mandat d’arrêt international contre Netanyahu qui n’est pas appliqué. Néanmoins, il y a un point symbolique à souligner : plus personne ne peut dire qu’il n’y a pas de génocide en cours. La déclaration des dirigeants français, anglais et canadiens peut aussi être vue comme le résultat de l’action des associations, des juristes, des personnalités publiques qui n’ont cessé d’alerter.

On voit aussi, ces dernières semaines, des personnes influentes, n’avaient pas apporté un soutien clair aux victimes palestiniennes, avoir des mots critiques envers le gouvernement israélien. Et par ailleurs, rien ne dit que dans quelques années, Netanyahou ne sera pas sur les bancs des accusés quelque part dans le monde. Et là, on aura tous les éléments pour le condamner.

L’action de Jurdi vise des institutions. Mais le fait de nier le génocide ou de le contester peut-il être poursuivi lorsque l’on est un représentant politique ou une personnalité publique ?

Il y a une liberté d’expression. Les lois qui répriment la négation du génocide sont assez temporelles : elles répriment la négation du génocide de l’Holocauste ou celle du génocide au Rwanda. Et ce sont des lois qui dépendent des États. Aujourd’hui, la Cour internationale de justice n’a pas formellement dit qu’il y avait un génocide : elle a dit qu’il y avait un risque imminent. Dire qu’il n’y a pas de génocide reste une opinion politique qui n’est pas interdite.

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Y a-t-il un intérêt d’inscrire le génocide en cours à Gaza dans le droit français, comme le sont l’Holocauste et le génocide rwandais ?

Il y a un intérêt de reconnaissance des victimes et des crimes. Personnellement, et ce n’est pas la position de Jurdi, je ne suis pas un partisan de l’interdiction de ces lois qui régissent la parole. Je pense qu’il y a le niveau pénal et le niveau discursif.

À cause des bombardements constants d’Israël et des blocages empêchant les humanitaires de passer, 1 million de Gazaouis sont à un stade de famine qualifié de « situation d’urgence », et 500 000 personnes en « situation de catastrophe », selon l’ONU et les ONG. Cette arme de guerre utilisée par Israël change-t-elle quelque chose sur le plan du droit ?

La famine utilisée comme arme de guerre peut être vue soit comme crime de guerre, soit comme crime contre l’humanité soit comme acte participant au génocide. La famine, en tant que telle, ne peut pas être analysée comme ne visant que des combattants. Cela relève d’un argument fallacieux. À partir du moment où l’on bloque toute entrée de nourritures et d’eau, cette politique vise évidemment des civils. Donc cela renforce le caractère génocidaire des décisions qui sont prises.

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Monde
Publié dans le dossier
Gaza : l'inaction complice
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