Poutine et la doctrine Shamir
En proposant des « discussions » avec Volodymyr Zelensky à Istanbul, jeudi 15 mai, Vladimir Poutine semble imiter la stratégie de l’ancien premier ministre d’Israël, Yitzhak Shamir, l’homme qui voulait négocier éternellement pour ne jamais aboutir.
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« Le Kremlin a une rhétorique orwellienne autour de la paix » « Je rêve encore de revenir en Ukraine »Un jour, Yitzhak Shamir (1915-2012) fit cet aveu de cynisme devant une poignée de journalistes : « J’aime tellement négocier que je voudrais que ça dure dix ans. » De fait, l’ancien premier ministre israélien prophétisait ce qui allait être la stratégie de son pays pendant le processus d’Oslo : négocier sans fin, tandis que l’on poursuivait la colonisation. En sorte que le moment venu il n’y ait plus rien à négocier. En rejetant la proposition américano-européenne de trêve, mais en convoquant l’Ukraine à une négociation « sans préalables », jeudi 15 mai à Istanbul, Vladimir Poutine applique la doctrine Shamir. À part une journaliste de France 2, fine mouche, qui demande à notre ministre des Affaires étrangères, dimanche 9 mai à midi sur France Inter, si Poutine ne cherche pas à gagner du temps, personne n’est dupe.
Une négociation n’a pas de sens tandis que les bombes continuent de s’abattre sur les villes ukrainiennes.
Volodymyr Zelensky a raison de faire semblant d’y croire, en annonçant qu’il se rendra à Istanbul. Quant aux quatre mousquetaires européens, Emmanuel Macron, Friedrich Merz, Keir Starmer et Donald Tusk, tout juste de retour de Kyiv, ils ont manifesté un scepticisme poli. Chacun comprend qu’une négociation longue, « allant aux causes profondes du conflit », comme l’exige Poutine, n’a pas de sens tandis que les bombes continuent de s’abattre sur les villes ukrainiennes. Mais un seul homme pourrait le dire à haute et intelligible voix. C’est évidemment Donald Trump. Or, celui-ci change de politique plus vite que de casquette. Le 10 mai, il demandait avec les Européens une trêve de trente jours. Le 11 mai, il ne parlait plus de trêve, mais exigeait de Zelensky qu’il aille « négocier » à Istanbul, se rangeant du côté de Poutine. Et le 12, il annonçait être prêt à se rendre lui-même à Istanbul.
Ce qui placerait Poutine dans une position inconfortable. Le président russe peut bien poser un lapin à Zelensky, pas à Trump. Avant, peut-être, un prochain revirement. Le problème de Donald Trump, qui est aussi celui de notre monde, est qu’il s’intéresse peu à la géopolitique. Il guette surtout les bonnes affaires. Il est à lui seul un conflit d’intérêts. Heureusement, il y a son ego. Être contrarié par le dictateur russe, ou par Benyamin Netanyahou, peut finir par l’agacer. Entre le business et le narcissisme de ce personnage fantasque, le sort du monde devient un objet dérisoire. Trump était déjà lundi sur un autre « marché », celui du Moyen-Orient, avec des interlocuteurs économiquement puissants, et qui savent le prendre par les sentiments. Le Qatar, par exemple, lui a offert un super-Boeing de luxe de 400 millions de dollars pour son usage personnel…
L’impérialisme américain s’agite fort dans l’instant, tout en liquidant son influence culturelle pour le futur.
Le président américain a laissé présager « une annonce de grande importance pour l’avenir du Moyen-Orient ». Gare aux illusions : Trump ne parle pas le même langage que nous. Le génocide de Gaza ne vaut pas une « grande annonce ». On pense donc plutôt à un nouvel accord économique gigantesque avec Riyad. Avec peut-être, mais à la marge, quelques concessions pour plaire aux Arabes sur la question palestinienne. Assez pour déplaire à Israël, trop peu pour sauver Gaza et encore moins pour avancer historiquement sur le sujet. Chose étonnante, il devait rencontrer le président de l’Autorité palestinienne, mais ne passerait pas par Jérusalem. Un camouflet pour Netanyahou.
Trump n’est pas seulement un personnage boursoufflé d’orgueil, drogué au dollar, il est, en regard des enjeux du monde, d’une incroyable légèreté. Les sujets qu’il aurait à traiter ont une profondeur historique qui lui échappe totalement. Au fond, que veut Poutine ? Il veut reconstruire métaphoriquement le mur de Berlin, et annuler 35 ans d’histoire au nom d’une nouvelle guerre de civilisation. Ce n’est pas rien. Que veulent Netanyahou et ses amis d’extrême droite ? Réaliser le rêve du grand Israël, et pour cela, expédier cinq millions de Palestiniens dans les pays arabes ou au diable.
Ce sont des sujets qui manquent un peu de légèreté pour Trump qui regarde le monde comme un terrain de golf et l’histoire comme une succession d’anecdotes. Mais qui sait s’il ne va pas faire bouger le monde sur un mouvement d’humeur, ou sur un malentendu, comme aurait dit Jean-Claude Dusse (1). Après tout, à son insu, il a peut-être déjà fait bouger l’Europe, le premier ministre polonais, le nouveau chancelier allemand, et Emmanuel Macron, lequel aurait fait un honnête ministre des Affaires étrangères. Ils ont compris que l’Europe allait devoir faire sans lui, et peut-être contre lui. Alors que l’impérialisme américain s’agite fort dans l’instant, tout en liquidant son influence culturelle pour le futur.
Personnage des films Les Bronzés, incarné par Michel Blanc.
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