Les pratiques douteuses de la Stef pour faire taire un syndicaliste
En 2021, la société de transport frigorifique licencie Abdelatif Menasri pour harcèlement. Cet ex-élu CGT, qui dénonçait des cas de racisme sur le site corrézien, conteste cette décision en justice. Si le tribunal de Limoges a donné raison à ce salarié protégé, l’entreprise a fait appel.

Un « acharnement ». Abdelatif Menasri ne vit pas autrement la décision de son ancien employeur. En décembre dernier, la Stef, leader européen de transport frigorifique, a attendu le dernier jour pour faire appel du verdict du tribunal administratif de Limoges, lequel invalidait son licenciement. Un « coup sur la tête » pour Abdelatif, qui, deux mois plus tôt, avait « pleuré » à la lecture de la décision de la juridiction limousine, et pensait « enfin tourner la page de ces trois ans ». « Ça me pesait, ça n’a vraiment pas été facile tous les jours… » Trois ans de chômage, trois ans d’attente, trois ans d’angoisse, à ressasser les événements, à ruminer ses 29 années passées sur le site de Brive, en Corrèze.
Abdelatif débute en 1992, au quai de déchargement, à vider les camions, et les charger de produits frais ou surgelés, puis remplace des chauffeurs, été comme hiver, au volant des poids lourds blancs. Au fil des ans, le jeune manutentionnaire trace sa route, gravit les échelons, passe chef adjoint dans les bureaux avant de devenir responsable de livraison de nuit, puis devient élu CGT au comité social et économique (CSE). Dans ce « milieu de bonhommes » – « le transport, c’est pas tendre » – ce « chef à poigne » rugueux, mais professionnel, rencontre même sa future femme.
Viré pour harcèlement moral
À l’été 2020, le représentant CFDT du personnel signale à la hiérarchie le comportement problématique de cinq responsables de service. En octobre suivant, le service des ressources humaines mène un audit interne auprès de treize salariés. Très vite, l’enquête se concentre sur Abdelatif, responsable d’exploitation de nuit décrit comme « insultant », « agressif », « rabaissant », voire qui « ne dit pas bonjour », par plusieurs salariés ayant « la boule au ventre » à cause de lui. Forte de ce réquisitoire, la Stef de Brive le met à pied et demande le licenciement de ce salarié protégé par son mandat syndical. Motif : « harcèlement moral ».
Le délibéré d’audience relève que les faits reprochés s’inscrivent dans un contexte de « conflit ouvert » entre les deux délégués syndicaux.
Problème : après deux enquêtes, l’inspection du travail invalide la procédure. L’une en raison de faits rapportés trop imprécis ; l’autre pour gravité des faits insuffisante. Mais la Stef a effectué un recours hiérarchique auprès de la Direction générale du Travail qui autorise finalement le renvoi d’Abdelatif Menasri, le 21 octobre 2021. Jugeant « les faits suffisamment établis », Paris contredit donc le travail de ses propres agents. « Ce n’est pas si rare », nous faisait savoir à l’époque le ministère du Travail, expliquant que les inspecteurs locaux sont parfois trop proches du terrain pour avoir « une vue d’ensemble ».
C’est cette autorisation, signée de la ministre du Travail d’alors, Élisabeth Borne, que le tribunal de Limoges a donc annulée cet automne. Sans doute par manque de « vue d’ensemble », le délibéré d’audience relève, comme l’inspection du travail avant lui, que les faits reprochés s’inscrivent dans un contexte de « conflit ouvert » entre les deux délégués syndicaux. Lors d’un premier signalement en 2018 du même délégué CFDT à l’encontre de son homologue CGT, la direction n’avait d’ailleurs pas estimé nécessaire de qualifier ces griefs de « harcèlement moral ».
Le tribunal estime aussi que la description par l’employeur d’une altercation entre l’accusé et un salarié, qui s’est produite plus de dix ans auparavant, est « très peu circonstanciée » et « sans que la responsabilité de M. Menasri puisse être établie ». Durant l’enquête, ce dernier a bel et bien reconnu avoir un « management autoritaire ». Il se serait cependant « métamorphosé », selon un de ses subordonnés, notamment après avoir effectué une formation, accordée cinq ans après sa demande, pour pallier ses « faiblesses de communication ».
Par ailleurs, l’employeur n’a pris aucune mesure de protection desdits harcelés, notait l’inspection du travail. De fait, sur les neuf victimes déclarées, cinq se sont par la suite étonnées que le problème n’ait pas été réglé avant, en interne, regrettant que leur témoignage ait servi au licenciement de leur responsable. Dans des attestations écrites que nous avons consultées, ces ex-témoins à charge étaient ainsi revenus sur leur audition faite devant la hiérarchie.
Avec le recul, je me rends compte que [la direction] a su me guider dans mes déclarations.
« J’espérais juste qu’on nous mette autour de la table », nous confiait l’un d’eux qui s’était mis en arrêt « à cause d’Abdel ». Toujours en poste, il aurait depuis à nouveau témoigné en défaveur de son ancien collègue. Un autre témoignait : « Avec le recul, je me rends compte que [la direction] a su me guider dans mes déclarations », avant d’ajouter « qu’il y avait une réelle envie de [le] licencier » (1)
Mediapart, 15 mars 2022.
Un renvoi en lien avec son engagement syndical ?
Ex-délégué du procureur de la République, M. L., qui a délaissé les rangs de la police nationale pour être « responsable de la sécurité de la Stef » n’en pense pas moins. Dans une lettre de soutien au « fougueux » Abdelatif Menasri, ce désormais retraité du transporteur atteste que la direction des ressources humaines lui avait demandé de « trouver » si M. Menasri – « à qui il fallait faire porter le chapeau en découvrant une infraction pénale ou civile » –, n’avait pas commis « quelques égarements sur le site ». Las, il découvrait plutôt un « travailleur honnête », « rigoureux », utile à l’entreprise. Aujourd’hui, M. L. se dit prêt à témoigner en faveur de cette « grande gueule », « bien vue par la base ».
Ils veulent m’éliminer parce que je faisais trop de bruit, c’est pour ça qu’ils ne veulent pas que je revienne.
A. Menasri
Six mois après la demande de licenciement, la liste CGT d’Abdelatif rafle la majorité à la CFDT – qui régnait sans partage depuis trente ans – aux élections professionnelles de juin 2021. Et elle obtient, dans la foulée, 1,5 % de hausse des salaires. « Le meilleur taux de toutes les filiales », s’enorgueillit l’ex-cégétiste. Son renvoi aurait-t-il un lien avec son activité syndicale ? Abdelatif en est persuadé. « C’est une chasse aux sorcières ! Ils veulent m’éliminer parce que je faisais trop de bruit, c’est pour ça qu’ils ne veulent pas que je revienne », croit-il savoir. Sur ce point, le tribunal administratif statue que le lien avec sa fonction syndicale « n’a pas été vérifié ».
S’appuyant sur cette formulation, l’entreprise de la Stef conclut dans son appel que ce licenciement « est totalement décorrélé de l’exercice d’un mandat par le salarié » et assure, au futur de l’indicatif, que le tribunal « déboutera Monsieur Menasri de l’ensemble de ses demandes ». Sollicitée à plusieurs reprises sur les raisons de son recours, la multinationale n’a pas donné suite. Ce groupe aux 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont le PDG, Stanislas Lemor, déclarait au Figaro qu’il est « un modèle social singulier », a déjà quelques antécédents en matière d’exclusion de syndicalistes trop zélés, voire de négociation de leur départ.
Fond d’air raciste
Derniers en date ? Les deux élus CGT de la filiale de Vendée, accusés de violences par la direction, laquelle a tenté de les congédier après qu’ils ont alerté sur le fond de l’air raciste sur le site des Essarts (2). Comme ses homologues vendéens, le Corrézien Abdelatif Menasri dénonçait depuis quelques mois des « propos à connotations racistes » sur le site de Brive. « Lui-même était traité de “sale bougnoule” dans son dos », nous avait confié un ancien chauffeur. Arrivé en France à l’âge de 2 ans, la cible en question abonde : « Beaucoup ne supportaient pas de se faire commander par un Algérien. »
Le Canard enchaîné, 11 août 2021.
En juillet 2020, un contrôleur de gestion noir de peau était venu le voir, usé par les blagues racistes à son égard, comme « on va boire un p’tit café… noir ». Avant d’être muté à l’étranger, ce cadre assurait, dans une lettre du 5 janvier 2021, que « tout ce qui [était] reproché » à Abdelatif Menasri était « la résultante de sa dénonciation des faits d’injustice et de discrimination ». Témoin de ce « racisme », une membre du comité de direction l’avait également dénoncé par écrit avant de quitter l’entreprise. La Stef a toujours récusé ces « allégations mensongères », se montrant catégorique : « Aucun collaborateur n’a jamais été licencié pour avoir dénoncé une situation de racisme. »
Ils veulent me faire craquer, mais je ne lâcherai jamais l’affaire.
A. Menasri
Ni d’ailleurs les auteurs de propos xénophobes qui, eux, n’ont, à notre connaissance, aucunement été inquiétés par leur hiérarchie. Abdelatif Menasri devra, pour sa part, attendre le verdict de la cour d’appel de Bordeaux pour « tourner la page » de la Stef. « C’est reparti pour un an ou plus », souffle celui qui vient de retrouver un poste similaire dans une entreprise concurrente, après trois ans de chômage. « Ils veulent me faire craquer, mais je ne lâcherai jamais l’affaire. Je n’ai plus rien à perdre maintenant », promet-il. Abdelatif aussi va « s’acharner »…
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