À La Hague, haro sur les déchets nucléaires
Présenté comme le « futur plus grand chantier de France », le programme « Aval du futur » d’Orano prévoit d’agrandir l’usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague. Il ravive surtout une résistance citoyenne pour défendre un territoire.
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Pour rejoindre La Hague depuis Cherbourg, il faut emprunter la route départementale 901 sur une quinzaine de kilomètres. Impossible de rater le site d’Orano, ex-Areva, spécialisé dans le recyclage des combustibles nucléaires. « Vous voyez, cette route symbolise l’omniprésence de l’industrie du nucléaire sur notre territoire. Elle a été transformée et sécurisée pour mieux desservir le centre. Et si on ne bifurque pas sur la voie de gauche, on arrive directement aux portes d’accès du site », s’indigne Christophe Desquesnes.
Bientôt, deux vues s’affrontent : à gauche, des champs vallonnés, avec des vaches et une herbe encore bien verte, auréolés d’une mer scintillante ; à droite, un patchwork de bâtiments entourés de barbelés et d’un haut mur de béton. Quelques kilomètres plus loin, au rond-point des Chèvres, un panneau « Piscines nucléaires Orano : NON » trône encore fièrement, vestige d’une ancienne manifestation.
En 2021, les citoyens découvrent qu’EDF concocte un projet de construction d’un nouveau bassin de stockage de déchets radioactifs sur le site de La Hague. Un chantier d’abord prévu à la centrale de Belleville-sur-Loire, mais qui a échoué grâce à la contestation citoyenne. « À la première réunion, EDF nous a présenté un projet déjà ficelé, sans concertation possible, et a déroulé ses mensonges sur les déchets recyclables. Ils étaient en terrain conquis, se souvient Delphine Giraud. Soudainement, quelqu’un a crié “Trop c’est trop !”, et on s’est dit que quelque chose se passait. »
Un nouveau souffle de contestation gagne une partie des habitant·es, pourtant peu enclin·es à s’opposer à l’industrie nucléaire, et le collectif Piscine nucléaire stop se forme progressivement.
À la première réunion, EDF nous a présenté un projet déjà ficelé, sans concertation possible.
D. Giraud
Composé d’anciens opposants à la centrale de Flamanville, de salariés du nucléaire et d’une nouvelle génération de militant·es qui créent des ponts avec d’autres luttes, comme celle contre le centre d’enfouissement des déchets à Bure, il se veut d’abord un lanceur d’alerte pour les habitants. Il ne se déclare pas antinucléaire, car ici, tout le monde y est lié d’une façon ou d’une autre.
« On s’habitue au nucléaire, résume Christophe Desquesnes, membre actif du collectif. Mais cela n’empêche pas d’être critique : on peut être pour le nucléaire et contre le retraitement des déchets. » La mission première du collectif est d’informer sur les problématiques des déchets, d’aller au-delà des éléments de langage de l’industrie du nucléaire, et de défendre un territoire, qui veut être autre chose que la poubelle nucléaire de la France.
10 000 tonnes de combustibles usés
Un autre projet a éclos pour remplacer celui d’EDF : le programme « Aval du futur », porté par Orano. Un chantier colossal : une nouvelle usine de retraitement d’ici à 2045, une usine de fabrication de Mox (1) et trois bassins d’entreposage de 6 500 tonnes de combustibles nucléaires chacun.
Le combustible nucléaire dit Mox (mélange d’oxyde de plutonium et d’oxyde d’uranium) permet de recycler une partie des matières nucléaires issues du traitement des combustibles à uranium naturel enrichi.
Ce projet concentre toutes les promesses d’Emmanuel Macron sur la relance du nucléaire, qui tardait à se mettre en ordre de marche. En mars 2024, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, et le ministre de l’Industrie, Roland Lescure, se rendaient sur le site pour confirmer la poursuite de la stratégie de retraitement des combustibles nucléaires usés au-delà de 2040 et « jusqu’au moins 2100 ». « Une nouvelle page de l’histoire nucléaire française va s’ouvrir », déclaraient-ils, avec l’ambition de former « un hub du recyclage et du retraitement ».
« La population n’est pas consciente que tout ce qui permet de produire l’électricité nous arrive, ici, depuis des décennies ! Comme une sorte de décharge morale. Mais si ça pète un jour ici, l’Europe sera inhabitable », s’insurge Pierre Paris, membre du collectif. Car La Hague est proche de la saturation. En 2020, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) jugeait que la saturation des piscines serait atteinte en 2030. Un an plus tard, elle indiquait craindre une « saturation […] beaucoup plus rapide que prévue ».
C’est donc tout l’avenir de la filière qui se joue. La France est l’un des seuls pays nucléarisés à avoir fait le choix du « retraitement » des combustibles irradiés : ils sont d’abord refroidis dans des piscines sur le site même de la centrale, puis envoyés à La Hague pour être entreposés au moins cinq ans dans une piscine pour que leur radioactivité diminue.
Ils sont ensuite « retraités », par un processus à base de différents solvants pour séparer trois matières : le plutonium (1 %) qui sert à produire du combustible Mox, utilisable dans certains réacteurs nucléaires français, en majorité de l’uranium de retraitement qui pourrait servir dans d’autres réacteurs, et des déchets ultimes, classés haute activité à vie longue, qui sont vitrifiés – et pourraient être enterrés à Bure si le site d’enfouissement Cigéo voit le jour à l’horizon 2080.
Les autres pays (États-Unis, Chine, Allemagne…) conservent les combustibles irradiés en l’état pendant plusieurs années dans des piscines d’entreposage situées au pied des centrales, puis les entreposent à sec dans des conteneurs et des installations sécurisées.
Ils ont colonisé notre territoire et ont l’intention de continuer.
D. Giraud
« Cela fait plus de cinquante ans que la France gère les déchets ainsi et ils n’ont toujours pas disparu. Mais la communication continue de présenter cela comme du recyclage, un cycle vertueux alors que sont concentrées ici plus de 10 000 tonnes de combustibles usés, dont 80 tonnes de plutonium, et 330 tonnes de rebuts de Mox dont on ne fait rien !, précise Delphine Giraud. Ils ont colonisé notre territoire et ont l’intention de continuer. »
La presqu’île du Cotentin est étouffée par les installations nucléaires depuis des décennies : l’usine de retraitement de La Hague, l’arsenal de Cherbourg et ses sous-marins, et la centrale de Flamanville avec ses deux réacteurs et son tout nouveau réacteur nucléaire EPR, raccordé au réseau électrique en décembre dernier – avec douze ans de retard et un coût multiplié par quatre.
Des parcelles supplémentaires convoitées par Orano
« Ce n’est pas qu’un territoire nucléarisé, c’est aussi un territoire vécu et il faut lutter pour le préserver », clame Christophe Desquesnes, en regardant la vue dégagée sur les falaises du Nez de Jobourg. Sous le soleil de juillet, les promeneurs profitent des sentiers à travers les landes parsemées du mauve des bruyères, écosystème sauvage typique du coin et précieux.
Ce n’est pas qu’une carte postale que le collectif veut sauver, mais bien tout ce qui constitue la vie de ce coin du Cotentin. « Ils annoncent 10 000 emplois, donc autant de personnes supplémentaires sur un territoire de 11 000 habitants. Comment les loger ? Comment assurer un service de santé ? Comment gérer les transports sur la RD901 ? », interroge Pierre Paris.
Nicolas Ferrand, directeur du projet « Aval du futur » – qui a aussi orchestré les chantiers des JO de Paris 2024 –, tente d’apaiser les esprits en répétant étudier la possibilité d’un « chantier éclaté » sur toute la région, sur des friches industrielles, pour préfabriquer des éléments de l’usine puis les acheminer par camion pour l’assemblage final sur le site de La Hague. Pas de quoi convaincre et rassurer le collectif Piscine nucléaire stop.
Ce n’est pas qu’une carte postale que le collectif veut sauver, mais bien tout ce qui constitue la vie de ce coin du Cotentin.
Même si Orano assure avoir déjà les hectares nécessaires pour les futures infrastructures, les membres du collectif sont persuadés qu’ils auront besoin de foncier pour des ateliers ou du stockage de matériel, et feront pression sur les habitants et les agriculteurs. Certains ont déjà été approchés et ont reçu des courriers de l’agglomération du Cotentin pour savoir si des parcelles étaient à vendre. D’ailleurs, en avril dernier, le collectif a obtenu l’annulation de la vente de deux parcelles de lande primaire, cédées par la commune de La Hague.
Le prix proposé pour le mètre carré était 100 fois supérieur au prix du marché, laissant peu de doute sur le fait qu’Orano, ou un sous-traitant, était l’acquéreur. Le collectif a salué cette victoire, mais reste vigilant et assure que si la commune décide à nouveau de vendre, des citoyen·nes se porteront acquéreur·euses. « Cet attachement à notre territoire, c’est presque viscéral… », glisse Delphine Giraud, qui vit ici depuis l’enfance, et qui ne s’est jamais habituée à cette usine qui a doublé de taille dans les années 1990.
Pour continuer à gonfler ses troupes, et dégonfler la communication de l’industrie nucléaire, le collectif organise le festival HARO ! Territoire et déchets nucléaires (2). Trois jours de rencontres, de discussions, d’ateliers, de projections de films, de concerts et de liens tissés entre luttes d’hier et d’aujourd’hui pour défendre ce territoire sacrifié et résister à l’imaginaire puissant et mortifère du nucléaire.
Du 18 au 20 juillet, dans un champ de Vauville, entrée par la rue des Neuf-Vergées (D37) pour les vélos, voitures, camions, piétons, etc.
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