Burn-out militant : questionner les organisations pour mieux militer

Trois militantes témoignent de l’épuisement physique et moral auquel peut parfois conduire leur engagement. Elles regrettent que ce risque ne soit pas pensé par leurs organisations, et soit donc si peu considéré.

Pierre Jequier-Zalc  • 25 juillet 2025 abonné·es
Burn-out militant : questionner les organisations pour mieux militer
Manifestation contre Donald Trump, à Denver (Colorado) en mars 2025.
© Colin Lloyd / Unsplash

« Comment s’engager sans se cramer. » Le sous-titre du livre d’Hélène Balazard et Simon Cottin-Marx, Burn-out militant, à paraître début septembre chez Payot, parle de lui-même. Depuis quelques années la notion est apparue, notamment au sein des mouvements féministes. « Elle permet d’interroger l’organisation du travail militant », explique Simon Cottin-Marx.

En effet, l’épuisement militant a toujours existé, mais la question de l’impact de l’organisation du travail sur l’état psychique des militants et des militantes est beaucoup plus récente. « On reliait cela à l’hystérie, à la folie », poursuit le maître de conférences en sociologie. Or, selon lui, le monde militant est fait « d’organisations où les gens s’engagent pour une cause, avec une culture du sacrifice, sans que la question de prendre soin des membres de l’organisation soit réellement réfléchie ».

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Une culture à laquelle on peut ajouter un contexte particulièrement dur pour les organisations militantes, en première ligne d’une répression importante et qui doivent faire face à de nombreux reculs progressistes. Autant de facteurs qui participent à un épuisement important. Et qu’on retrouve au sein des témoignages que nous avons recueillis.

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Notamment pour les militantes – aucun homme n’a répondu à notre appel à témoignages. « Il existe une forte division genrée des taches dans notre société. Donc les femmes qui militent font face à une triple journée de travail – leur boulot, les tâches domestiques, et le travail militant. Elles sont plus exposées à la surcharge de travail et donc, à l’épuisement », explique Simon Cottin-Marx.

Pour ne plus « se cramer » en luttant, les deux auteurs listent une cinquantaine d’expériences de collectifs qui essaient de prendre soin de leurs membres. Une sorte de « collection d’initiatives » pour aider les organisations militantes à mieux fonctionner. Car, comme le rappelle Simon Cottin-Marx, « si on veut changer le monde, on a besoin de tout le monde ».

Youlie Yamamoto : « Quand je sens que je vais vriller, je déconnecte »

La porte-parole d’Attac est de toutes les luttes, ou presque, depuis Nuit debout, en 2016. La fatigue de battre le pavé, elle la connaît. Pour l’avoir ressentie, déjà. Mais aussi pour avoir observé, au sein de nombreux collectifs, des militants et des militantes « craquer moralement ». Malgré tout, jusqu’ici, Youlie assure avoir toujours réussi à éviter de « totalement vriller ». « Quand c’est trop, je fais une pause, je déconnecte. Couper les réseaux sociaux, désinstaller les boucles militantes. Cela permet de prendre du recul. »

En plus de cela, elle pointe du doigt le caractère « multifactoriel » des burn-out militants. « Quand on craque, c’est un ensemble de choses, au sein de l’engagement mais aussi dans sa vie personnelle, professionnelle. » Son entourage – son mari, ses parents et son fils – est « sa bouée ». « Ils ne sont pas militants. Mais ils me soutiennent à 200 % dans ce que je fais. Ils ne sont pas la tête dans le guidon comme je peux l’être et ils m’apportent la dose de care quand je peux commencer à vriller. »

Quand je me suis rendu compte à quel point la gauche était bourgeoise, ça m’a fait mal.

Y. Yamamoto

Une « bouée » qui questionne le monde militant. Pourquoi celui-ci n’est-il pas en capacité d’apporter ce « soin » ? « J’observe plusieurs choses toxiques dans les milieux militants », confie la porte-parole d’Attac qui évoque par exemple, la question de la « pureté militante ».

Ce qui revient beaucoup, aussi, dans les mots de celle qui a créé le collectif féministe les Rosies, c’est le décalage entre ce que prône la gauche et ce qu’elle est. « La prise de conscience que la gauche défend des valeurs avec laquelle elle peut être en totale contradiction m’a beaucoup fait douter, glisse-t-elle. Le classisme, par exemple. Venant d’un milieu très populaire, quand je me suis rendu compte à quel point la gauche était bourgeoise, ça m’a fait mal. »

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Pour elle, prendre soin des militants et militantes, c’est s’attaquer à ces enjeux. « On ne peut pas s’interroger sur comment éviter les burn-out militants sans s’attaquer aux enjeux politiques, et aux oppressions au sein même de nos organisations. Si, en interne, on ne les prend pas en charge sérieusement, on crée des blessures qui découragent et blessent nos forces. Il faut que nos organisations soient des espaces safe. On ne peut pas cramer les gens comme des fusibles. »

Céline Extenso : « On est obligé de se justifier d’avoir des vies valables, donc on met les mains dans la merde »

Il y a six ans, Céline Extenso cofonde le collectif antivalidiste et féministe Les Dévalideuses. Cinq ans plus tard, elle craque après l’organisation d’un événement important qui lui « avait demandé de travailler d’arrache-pied ». « C’était la goutte de trop, j’étais au bout de ma santé mentale », raconte-t-elle aujourd’hui. La militante antivalidiste relie ce burn-out avec la question de la temporalité handi et du « crip time ».

« C’est l’idée que les personnes handis sont prises dans des temporalités qui ne sont pas toujours compatibles avec le monde valide, explique-t-elle. Les gestes quotidiens prennent plus de temps, nous avons besoin de beaucoup plus anticiper, la spontanéité est rarement possible et il y a très régulièrement des imprévus, des rechutes de santé ou des problèmes d’accessibilité divers. »

C’est très difficile de résister à ces cadences parce qu’on a envie de faire autant que les autres.

C. Extenso

Or, selon son expérience, le temps militant n’est pas forcément compatible avec les temporalités handis. « Le temps militant est extrêmement rapide. Alors on se bat aussi avec ça. C’est très difficile de résister à ces cadences parce qu’on a envie de faire autant que les autres et, en plus, il y en a tellement besoin. Ce n’est pas la pression des supérieurs mais celle qu’on se met à nous-même, car l’antivalidisme nous tient énormément à cœur. C’est existentiel. On est obligé de se justifier d’avoir des vies valables, donc on met les mains dans la merde. C’est encore plus dur », développe-t-elle.

Quand elle fait son burn-out, Céline Extenso décide de quitter la présidence des Dévalideuses. « J’ai tout arrêté. J’ai eu l’effet burn-out jusque dans ma vie privée, à ne plus pouvoir sortir de chez moi, ou voir des gens. » Contrairement à d’autres, elle assure s’être sentie soutenue par ses camarades même si une forme d’esprit de sacrifice l’animait. « On était peu nombreuses et je craignais que si je partais, le collectif risque de ne pas tourner sans moi. Je ne voulais pas mettre tout le monde en péril avec mon départ », souligne-t-elle.

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Plus d’un an après, elle « ne se sent pas prête à reprendre une activité militante collective ». Même si Céline Extenso sait que sa parole porte et qu’elle veut continuer à la faire entendre, notamment en écrivant. « J’ai encore une grande lassitude de voir à quel point en façade on a aucun ennemi, mais dans la réalité, personne ne s’adapte vraiment pour qu’on ait des bonnes conditions de travail militant en commun », s’agace-t-elle.

Il faudrait revoir « toute la façon de militer. Je souhaiterais que le militantisme se détache de l’instantanéité et de cette course à la réaction pour traiter des sujets de fond à notre rythme, à notre façon. C’est à nous d’imposer notre calendrier plutôt que de le subir. »

Alice : « L’extrême droite veut qu’on se suicide, je refuse cette idée »

L’épuisement, Alice l’a ressenti dans sa chair. Début avril, elle accepte de se faire hospitaliser, envahie par la fatigue et par la colère. « Je n’arrivais plus à écrire, ni à m’exprimer alors que je faisais beaucoup de travail militant autour de la communication », raconte-t-elle. Des sentiments qui contrastent avec la joie que son engagement au sein de nombreux collectifs écologistes et féministes – Alternatiba, Extinction Rébellion, NousToutes, etc. – a pu lui procurer dans le passé.

La militante explique ce basculement notamment par la peur de la répression et de l’extrême droite, qu’elle voit progresser. « Dans mon quartier, il y a eu un attentat d’extrême droite contre l’association culturelle des travailleurs immigrés turcs, deux ans après celui contre le centre culturel kurde. On a aussi dit que les fascistes avaient des listes de militants et de militantes de gauche. Je trouve ça particulièrement angoissant, même si ça ne me fait pas peur forcément pour moi. »

On a aussi dit que les fascistes avaient des listes de militants et de militantes de gauche.

Alice

En plus de cela, ce moment intervient alors qu’Alice tente une reconversion professionnelle en professeur des écoles. Mais, vite, elle est confrontée à « la violence de l’Éducation nationale et l’imposition d’une supposée neutralité ». Dans cette période difficile, la militante ne se sent pas toujours soutenue au sein de certains collectifs. Pire, elle a l’impression d’être accusée lorsqu’elle essaie de prendre un peu de recul : « On a déjà pu me dire que je désertais la lutte lorsque je préférais voir une amie plutôt qu’aller à une mobilisation. »

(Divergences, 2025)

Sortie de l’hôpital début juin, Alice s’interroge encore beaucoup sur le futur de son engagement. Elle a trouvé dans le livre de Claire Touzard, Folie et Résistance (Divergences, 2025), des pistes de réponse pour « mieux se protéger ». Dans les dernières manifestations pour la Palestine où elle s’est rendue, elle a retrouvé une « joie très forte ».

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« Je dois choisir mes actions, hiérarchiser, sinon je vais retourner à l’hôpital », souffle-t-elle. Aujourd’hui, elle ne qualifie pas l’épisode qu’elle vient de vivre comme un burn-out et regrette que la réflexion autour de cette notion « soit peu réfléchie dans les milieux de gauche ». En revanche, elle l’assure, « ce n’était pas une dépression. L’extrême droite n’attend qu’une chose, qu’on se suicide. Donc je refuse cette idée ».

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