« Fanon nous engage à l’action »
À l’occasion du centenaire de la naissance de Frantz Fanon, sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, revient sur l’actualité cruciale de son œuvre, ses usages, ses trahisons, et sur l’urgence d’une pensée véritablement décoloniale, face aux replis identitaires et aux résistances d’un ordre postcolonial jamais réellement démantelé.
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Fanon l’Algérien Fanon, Lumumba et le néocolonialisme Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonial « Sans l’hôpital psychiatrique de Blida, Fanon n’aurait pas existé tel qu’on le connaît »Cent ans après sa naissance, Frantz Fanon dérange toujours. C’est peut-être là le signe le plus éclatant de la puissance subversive de sa pensée. Anticolonialiste radical, théoricien de la violence émancipatrice, analyste implacable des ravages psychiques du colonialisme, Fanon ne s’enseigne que rarement, ou à la marge, comme si sa parole brûlait encore trop fort pour entrer dans les cadres confortables de l’institution. Pourquoi cet effacement ? Que révèle-t-il de notre incapacité à affronter l’histoire coloniale et ses prolongements contemporains ?
L’œuvre de Fanon est souvent lue à travers le prisme de la lutte anticoloniale. Va-t-elle, selon vous, au-delà de son contexte historique immédiat ? Que dit-elle de notre présent ?
Mireille Fanon-Mendès-France : Réduire Fanon à un simple anticolonialiste est une erreur. S’il n’était que cela, sa pensée serait aujourd’hui dépassée. Certes, les luttes anticoloniales d’après-guerre ont produit des indépendances formelles, mais elles n’ont pas forcément abouti à une réelle émancipation. Il reste des foyers de résistance, comme en Palestine. Pour Fanon, l’indépendance de l’Algérie n’était qu’un point de départ : il visait l’unité africaine et, au-delà, l’émancipation globale de tous les peuples dominés. Quand il démissionne de l’hôpital de Blida, il affirme une idée essentielle : une société qui produit de la domination et de l’aliénation ne peut pas être une société de liberté.
La libération du malade mental ne passe pas uniquement par le soin individuel, mais par la transformation sociale, par la remise en question des catégorisations, des hiérarchies, des rapports de pouvoir. Cette pensée n’a pas été suffisamment reprise, même par les mouvements anticoloniaux de son époque. Fanon insiste sur la décolonisation des esprits. Libérer un peuple n’implique pas automatiquement son émancipation. Il faut aussi que ceux qui ont participé aux luttes anticoloniales, une fois rentrés chez eux, interrogent leurs propres sociétés.
Comment répond-il à cette exigence d’une prise de conscience collective ?
Par un double regard : celui du malade et celui de la société. Il interroge ce que la société produit comme aliénation, tensions, névroses. Fanon invite à dépasser les luttes sectorielles. Des mouvements comme ceux pour la Palestine, contre la criminalisation des migrants, ou contre les coupes budgétaires en santé et en éducation, devraient réfléchir à la désaliénation collective. Il faut rompre avec la logique du « chacun pour soi ». Il ne suffit pas de le dire, il faut l’organiser. Les luttes doivent converger, non se cloisonner.
Ceux qui ont tenté de construire des alternatives après les indépendances ont été éliminés.
Fanon parlait de la nécessité d’une « nouvelle pensée ». Où en sommes-nous aujourd’hui ? Cette pensée émerge-t-elle ?
Non, elle n’émerge pas. Peut-être parce que nous sommes piégés dans des logiques individualistes. Nous pressentons le besoin d’un autre cadre de référence, mais nous n’arrivons pas à le formuler. Les Forums sociaux mondiaux, par exemple, ont mobilisé beaucoup d’énergie… mais pour quels résultats ? Fanon l’écrivait déjà dans Les Damnés de la terre : ceux qui ont tenté de construire des alternatives après les indépendances ont été éliminés.
Le seul modèle qui a survécu, c’est le modèle occidental, qui nous mène aujourd’hui dans une impasse. Pour Fanon, la rupture doit être totale. Il ne suffit pas d’ajuster, de réformer. Il faut créer les conditions d’un « désordre absolu » pour faire émerger une réelle alternative – une pensée et une pratique radicalement nouvelles. C’est cette rupture qu’il appelle de ses vœux.
C’est une pensée en mouvement, qui se construit avec d’autres, qui engage à poursuivre collectivement une œuvre inachevée.
Cela signifie-t-il que des mouvements comme Black Lives Matter ou les luttes antiracistes en Europe n’ont fait qu’un bout du chemin ?
Pour moi, oui. Black Lives Matter a échoué. On ne peut pas résoudre un problème structurel comme le racisme institutionnel par des manifestations, même si elles sont massives. Le procès du meurtre de George Floyd a rendu une forme de justice, mais le racisme systémique persiste. Il faut remonter aux origines historiques de la race et du capitalisme, comprendre comment l’un nourrit l’autre. Ce lien est fondamental. L’Europe s’est enrichie sur le pillage de l’Afrique, des Caraïbes de l’Amérique du Sud. Cela doit cesser. Fanon rejette l’idée de réparations individuelles. Ce qu’il propose, ce sont des réparations collectives, politiques : restituer les terres, cesser le pillage des ressources, rétablir la dignité de ceux qui en ont été privés. Restaurer l’humanité dans son humanité, voilà l’enjeu.
Pourquoi la pensée de Fanon reste-t-elle peu enseignée, voire mal comprise, dans les espaces académiques et médiatiques, notamment en France ?
Sans doute que c’est une pensée trop ouverte, trop exigeante. Elle pousse à la réflexion, au doute, au questionnement. Elle ne donne pas de réponses toutes faites. C’est une pensée en mouvement, qui se construit avec d’autres, qui engage à poursuivre collectivement une œuvre inachevée. On limite souvent Fanon à son rôle dans la guerre d’Algérie, mais on oublie qu’il appelait à prolonger cette lutte pour l’unité africaine. Les Damnés de la terre a été interdit en France en 1961 – un signe qu’il dérangeait profondément. Et il continue de déranger. On préfère ériger des statues ou folkloriser Fanon plutôt que de l’enseigner sérieusement. Pourtant, dans les Caraïbes et dans de nombreux cercles militants, mais aussi parmi les intellectuels, Fanon reste une référence majeure pour penser l’émancipation.
Le centenaire de sa naissance pourrait-il être l’occasion d’un appel à l’action ?
Oui, Fanon nous interpelle sur notre responsabilité collective. Il nous pousse à ne pas rester indifférents face aux souffrances humaines, qu’elles soient en Palestine, en Colombie, au Yémen… Il ne s’agit pas d’agir pour agir, mais d’agir en conscience, en lien avec les autres. Cela fait vingt ans que je travaille à la Fondation Fanon, et j’en suis venue à comprendre que Fanon n’est pas seulement un chercheur : il est un compagnon de lutte. On peut lire Fanon comme une œuvre théorique – mais cela peut rester lettre morte. Ou bien on peut l’intégrer dans nos combats, pour penser l’après.
Son projet, c’est un monde nouveau centré sur l’humain.
Fanon ne fournit pas de modèle, comme le marxisme. Il offre une méthode : tirer plusieurs fils à la fois, faire dialoguer les pensées, déconstruire les récits nationaux, remettre en cause la modernité eurocentrée, replacer au cœur la question noire et l’héritage de la traite et de la christianisation forcée. Fanon nous invite à réparer un crime fait à l’humanité. Quand il écrit : « Tu dois toucher l’autre, aimer l’autre », il nous apprend à reconstruire le lien humain, là où l’Occident a appris à jouir de l’élimination de l’autre. Son projet, c’est un monde nouveau centré sur l’humain – avec l’autre et non contre lui. C’est cela, l’homme nouveau qu’il appelle de ses vœux.
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