Comment Retailleau a utilisé un féminicide pour enfermer les étrangers plus longtemps

Après la sidération provoquée par la mort d’une étudiante dont le meurtrier présumé était un étranger sous OQTF, la droite et l’extrême droite ont voté une loi permettant d’allonger la rétention administrative jusqu’à 210 jours. Une réponse à la fois erronée et en contradiction avec l’État de droit.

Pauline Migevant  • 23 juillet 2025 abonné·es
Comment Retailleau a utilisé un féminicide pour enfermer les étrangers plus longtemps
Bruno Retailleau à Lognes, le 16 juin 2025.
© JULIEN DE ROSA / AFP

En mars 2025, Amadou* regarde les infos à la télévision. C’est l’une des seules occupations possibles entre les murs du centre de rétention administrative (CRA) de Cornebarrieu, près de Toulouse, où il est enfermé. Ce jour-là, il est question de la loi visant à allonger la durée de rétention. Le jeune homme d’une vingtaine d’années est paniqué. Risque-t-il vraiment de rester jusqu’à sept mois au lieu de trois dans ce lieu où il craint la violence ?

*

Le prénom a été changé.

« J’ai demandé au policier : “Ils ont changé la loi ?” Il m’a dit : “T’es là depuis combien de temps ?”, confiait-il alors à Politis. Je lui ai répondu, mais lui n’a pas répondu à ma question. Je ne sais pas ce qui va se passer avec la loi. Ici, ça nous fait peur. » La loi alors votée par le Sénat vise à allonger la durée maximale de rétention. Jusque-là, seules les personnes condamnées pour des faits de terrorisme pouvaient rester enfermées jusqu’à 210 jours.

Pour comprendre ce qui a permis de justifier cette proposition de loi, retour en septembre 2024. Le corps d’une étudiante de 19 ans, Philippine, est retrouvé au bois de Boulogne. Le meurtrier présumé est un Marocain sous le coup d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français). Il est sorti du CRA de Metz quelques semaines plus tôt, avant que l’administration n’obtienne le laissez-passer consulaire nécessaire à son expulsion.

À droite comme à l’extrême droite, le meurtre de cette jeune fille est instrumentalisé dans une logique fémonationaliste.

Les médias s’emparent du drame, les responsables politiques aussi. Ils remettent en cause la chaîne pénale et administrative. II n’en faut pas plus à Bruno Retailleau, devenu ministre de l’Intérieur le lendemain du meurtre, pour se saisir de l’affaire. Dans une interview au média d’extrême droite Le Journal du dimanche, une semaine après le drame, le ministre déclare : « Un père comme un ministre de l’Intérieur a un devoir de protection. » Il promet de « tout faire en [la] mémoire [de Philippine], quitte à bousculer les règles, à renverser la table, pour que ça ne se reproduise pas ». Pour lui, l’État de droit « n’est pas intangible ni sacré ».

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Instrumentalisation fémonationaliste

Le 1er octobre 2024, une minute de silence en hommage à Philippine est observée à l’Assemblée nationale. Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Hémicycle, déclare : « Dans tout le pays, cette tragédie insoutenable a soulevé une vague de douleur et d’émotion. » Plus tard, durant la séance, Marine Le Pen interpelle le gouvernement sur la supposée nécessité d’un « sursaut migratoire » : « Aujourd’hui plus que jamais, nous le devons à Philippine, comme aux dizaines de femmes assassinées l’an dernier par des étrangers sous OQTF. »

À droite comme à l’extrême droite, le meurtre de cette jeune fille est instrumentalisé dans une logique fémonationaliste pour demander un durcissement des lois visant les étrangers. « Qu’attendons-nous pour enfermer tous ces individus et les expulser ? Pourquoi Philippine est-elle partie avant son meurtrier ? », demande Hanane Mansouri, députée UDR d’Isère, lors des questions au gouvernement le 2 octobre 2024.

Bruno Retailleau, qui a rencontré les proches de Philippine la veille, lui répond : « Cette dignité et leur souffrance nous obligent. » Parmi les règles de droit qu’il entend changer, il y a celle allongeant la durée maximale de rétention. Ce qui permettrait, estime-t-il, de récupérer les fameux laissez-passer délivrés par les consulats, nécessaires à l’expulsion. « C’est le sens de la proposition de loi que vient de déposer le groupe Droite républicaine. »

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Un « texte CNews »

En séance, Guy Benarroche, sénateur écologiste des Bouches-du-Rhône, dénonce la manœuvre politique : « Contextualiser les lois est une chose, mais la frontière est ténue entre l’opportunité et l’opportunisme. » Christophe Chaillou, sénateur PS du Loiret, abonde : « Même si nous sommes tous choqués par le meurtre abject d’une jeune fille, l’émotion légitime ne doit pas conduire à renoncer à certains principes fondamentaux. » Ian Brossat, sénateur communiste, qualifie la proposition de loi de « texte CNews ».

Votée au Sénat, la proposition de loi est transmise à ­l’Assemblée, où les débats sont du même acabit. Céline Hervieu, députée socialiste, interpelle ses collègues le 11 juin : « Respectez la mémoire de cette jeune fille. […] Arrêtons de manipuler ce drame pour des ambitions politiques. » Elle rappelle que « 75 % des viols ont lieu dans le cadre familial ». Bruno Retailleau s’en défend : « Je n’utilise pas le meurtre de Philippine pour quoi que ce soit. Sachez seulement que ses parents attachent beaucoup d’importance à ce que les durées de détention en CRA soient allongées. »

En décembre 2024, les associations avaient alerté sur l’augmentation des tentatives de suicide dans les CRA.

Malgré l’opposition de la gauche, la loi est définitivement adoptée le 9 juillet, avec les voix du bloc central et celles du Rassemblement national. Depuis, les personnes retenues confient leurs inquiétudes aux membres d’associations leur apportant un soutien juridique. Justine Girard, responsable nationale rétention de la Cimade, explique : « Il y a des personnes qui commencent à paniquer et se demandent si la loi s’appliquera à leur cas. L’idée même de faire trois mois est inquiétante, donc la perspective d’en faire sept… »

Un système « qui détruit des vies »

La loi, qui doit encore être promulguée, s’appliquera pour les étrangers ayant commis certains crimes et délits, mais aussi pour ceux représentant « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Une notion juridiquement floue qui sera laissée à l’appréciation de l’administration. Justine Girard souligne le « détournement de la rétention pour enfermer des personnes » et « la confusion de plus en plus prégnante entre l’administratif et le pénal ».

Par ailleurs, elle explique qu’« enfermer plus longtemps ne permet pas d’éloigner plus. Les expulsions ont lieu majoritairement dans les premiers jours de la rétention. En 2024, huit personnes ont été enfermées avec le régime de 210 jours. Sur ces huit personnes, seules deux ont été expulsées. »

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La loi prévoit aussi un nouveau « séquençage » pour tous les retenus. Avant, le principe était que les personnes étaient retenues jusqu’à 60 jours, les deux dernières prolongations de 15 jours devant, en principe, être exceptionnelles. « La loi qui vient d’être votée entérine la rétention de 90 jours pour tout le monde. Plutôt que de prolonger par deux semaines les dernières périodes de rétention, le juge des libertés va désormais prolonger de 30 jours d’un coup », poursuit Justine Girard. Elle dénonce un système « qui détruit des vies ».

En décembre dernier, les associations avaient alerté sur l’augmentation des actes d’automutilation et des tentatives de suicide dans les CRA, où quatre personnes étaient décédées entre octobre et décembre. En mars, Amadou décrivait à Politis ses conditions de rétention. Il évoquait le froid dont il se protégeait en récupérant les couvertures laissées par l’un ou l’autre des retenus lorsqu’ils étaient libérés ou expulsés. Ça lui permettait de se réchauffer avant qu’elles ne soient retirées par la police.

Il disait aussi avoir faim et peur de la violence présente dans le centre. Il évoquait enfin le haut-parleur crachotant chaque jour le nom de ceux qui avaient un avion ou une audience prévue. Amadou, dont la demande d’asile avait été refusée, ajoutait : « À la télé ils disent toujours “c’est un OQTF qui a fait ça”, mais jamais comment on est traités ici. » L’année dernière, plus de 40 000 personnes ont été enfermées dans ces centres.

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