Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.

Hugo Lautissier  • 2 juillet 2025 abonné·es
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
"On ne sera plus dans une dictature de type Assad, mais probablement dans un régime autoritaire normalisé par les puissances occidentales et régionales."
© Hugo Lautissier

Yassin al-Haj Saleh est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Syrie. Il a aussi cofondé la revue en ligne Al-Jumhuriya. Il vit depuis 2013 en exil, d’abord en Turquie puis en Allemagne, où il réside toujours. Sa femme, la militante des droits humains Samira Al-Khalil, a été enlevée en 2013 par un groupe islamiste et n’a jamais réapparu, de même que l’un de ses frères, kidnappé par Daech. 

La chute du régime était l’objectif de tous les révolutionnaires syriens qui se sont soulevés en 2011. Comment conciliez-vous ce rêve que vous aviez et cette nouvelle réalité ?*

*

Cet entretien a été réalisé avant l’attentat-suicide contre une église dans le centre de Damas, le 22 juin.

Yassin al-Haj Saleh : Je suis très heureux et en même temps je ne me sens pas victorieux. Ce n’était pas la victoire que j’espérais. Je me bats pour la démocratie, une démocratie séculaire, une société gouvernée par la loi, le droit d’expression, d’assemblée, de protester. La tenue d’élections libres et une société qui participe aux décisions. Ce que nous avons maintenant est différent. Peut-être que ça prendra beaucoup de temps. Mais je ne peux pas me consoler en me disant que les révolutions sont des processus longs et qu’il faut être patient. Il faut changer les choses maintenant. Donc non, je ne me sens pas victorieux, et en même temps je ne suis pas en colère. La chute du régime nous a tous mis en crise. 

Le nouveau gouvernement n’exclut pas seulement les minorités des prises de décision, mais aussi ceux qui se sont battus contre le régime.

Ce que je veux dire, c’est que j’ai combattu contre le régime Al-Assad pendant quarante-sept ans. C’est comme si j’avais poussé une porte pendant des années et des années, et qu’elle cède soudainement. Et moi je suis tombé avec. C’est un choc et je ne suis pas préparé pour ce nouveau départ. J’essaye de trouver le bon langage, la bonne approche, les bons outils pour composer avec la situation, pour comprendre que le monde auquel j’appartenais n’existe plus.

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C’était une période dominée par les Assad, pendant laquelle j’ai passé de longues années en prison. Ma femme a disparu, mon frère aussi, tant de proches ne sont plus là. Qui sont mes amis ? Mes ennemis ? Comment avancer ? C’est une situation étrange à laquelle il faut s’adapter.

Le nouveau gouvernement ne semble pas encore savoir complètement où il va. L’avenir paraît encore flou, comment voyez-vous la situation politique ?

Bien sûr que les membres du nouveau gouvernement ne savent pas ! La chute du régime a surpris tout le monde, y compris ceux qui l’ont provoqué. Il y a quelques années encore, c’étaient des djihadistes. Ils n’ont pas l’expérience de gouverner un pays. Ils avaient même des difficultés à administrer la province d’Idlib. La situation est donc très compliquée, surtout dans un pays comme la Syrie, marqué par le long héritage des Assad.

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Il y a aussi beaucoup de défis régionaux et internationaux. L’instinct des nouveaux hommes forts du pays les porte à mettre leurs hommes aux postes clés, partout. C’est ce qu’ils ont déjà commencé à faire. Il n’y a pas de participation politique, et je ne crois pas que ce soit sur le point de changer. Il est plus probable que ces hommes consolident leur pouvoir et deviennent de plus en plus autoritaires.

Quels sont les principaux problèmes que vous identifiez aujourd’hui ?

L’absence de participation politique, comme je le disais à l’instant ; les massacres des Alaouites sur la côte, en mars dernier ; puis les confrontations avec la communauté druze. Ces problèmes confessionnels jettent une zone d’ombre sur l’avenir du pays. Le nouveau gouvernement n’exclut pas seulement les minorités des prises de décision, mais aussi ceux qui se sont battus contre le régime. Je ne suis qu’un écrivain, je n’ai pas d’ambitions politiques, mais il y a beaucoup de gens qui peuvent être très utiles et constructifs pour le pays.

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Votre femme, Samira Al-Khalil, est portée disparue depuis 2013 et son enlèvement par un groupe djihadiste. Où en êtes-vous de vos recherches ?

Je ne peux pas en parler en détail, mais je suis bien sûr la situation de très près. L’approche de la nouvelle équipe gouvernementale sur la question de la justice transitionnelle est catastrophique. Elle restreint la justice aux crimes commis par le régime Al-Assad. Ma femme et mon frère n’ont pas été kidnappés par le régime : ils ont été pris par Daech et d’autres groupes. Hayat Tahrir al-Cham [le groupe djihadiste dont est issu le nouveau président syrien, N.D.L.R.] a aussi pratiqué ce genre d’enlèvements. C’est donc inacceptable pour moi et pour toutes les victimes.

C’est une bataille ouverte qui est en cours. Une bataille pour l’esprit de la Syrie.

C’est une bataille ouverte qui est en cours. Une bataille pour l’esprit de la Syrie. Si seuls les crimes des Assad sont concernés, cela signifie que l’objectif est seulement de consolider la légitimité du nouveau pouvoir. La frontière entre justice et vengeance sera encore plus floue. C’est une conception rétrécie de la justice transitionnelle, qui révèle une incompréhension de son essence : elle doit être construite dans la perspective des victimes, uniquement des victimes. Pas dans une démarche de légitimité du nouveau pouvoir. Nous ne laisserons pas les choses se passer de cette façon.

Le gouvernement intérimaire a lancé en début d’année une conférence sur le dialogue national, censée amorcer la transition post-Assad en incluant la société civile. Qu’en avez-vous pensé ?

C’était une farce, un non-événement ! C’est tragique d’avoir traversé un si long combat, avec d’énormes pertes, et d’agir d’une manière aussi triviale. Il y a eu un changement tectonique et on joue comme de petits acteurs de pacotille. Il aurait été intelligent de la part du gouvernement de contacter des personnes comme nous, de montrer que nous existons. Lors de cette conférence, il y avait des gens intéressants, avec une vision : c’est plutôt la structure qui est mauvaise. Elle n’est pas en adéquation avec l’ampleur du changement et de la tragédie que le pays a traversée pendant quarante ans. Le gouvernement élude cette dimension fondamentale de renouveau, nécessaire pour repartir
sur de nouvelles bases.

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Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de censure ou d’atteintes majeures à la liberté d’expression. Et il est trop tôt pour savoir s’il y aura une répression politique. On ne sera plus dans une dictature de type Assad, mais probablement dans un régime autoritaire normalisé par les puissances occidentales et régionales. Mais que veut dire « normalisation » ? Cela veut dire que les dirigeants vont devenir « normaux » dans un environnement régional et international qui n’est pas démocratique. Même à l’Ouest, la dimension démocratique tend à diminuer. Cela ne permettrait pas l’émergence d’une Syrie démocratique, même si la nouvelle équipe gouvernementale le voulait. Et ce n’est pas ce qu’elle veut.

Je ne pense pas que l’Occident voulait particulièrement le renversement du régime.

Iriez-vous jusqu’à dire que le retrait des sanctions américaines et européennes était précipité ?

Non, je ne dirais pas cela. Les sanctions économiques auraient dû être levées dès le premier jour de la chute d’Al-Assad. Même pendant les années de dictature, j’étais opposé aux sanctions. Je ne connais pas un seul pays dans lequel elles ont eu un effet bénéfique sur les populations. Ce que je critique, c’est l’absence de stratégie en amont. En outre, je ne fais pas confiance à ceux qui sont au pouvoir en Occident et dans la région. Le régime Al-Assad était d’ailleurs « normalisé » par la plupart des pays arabes, même par l’Italie et, à un certain degré, par la France.

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Je ne pense pas que l’Occident voulait particulièrement le renversement du régime. Mais ses dirigeants sont réalistes : ils veulent réhabiliter Ahmed Al-Charaa [le président de la République arabe syrienne à titre transitoire, N.D.L.R.], qui d’ailleurs agit de façon responsable envers eux.

Les idées universalistes que prétendent incarner les pays occidentaux se sont considérablement effritées depuis la guerre à Gaza.

En tant que personne de gauche et ancien communiste, je n’ai pas attendu leurs positions inhumaines sur Gaza pour être sceptique envers les pays riches et puissants, qui connaissent eux-mêmes, par ailleurs, des questions coloniales non résolues. Nous avons vu un génocide se dérouler pendant vingt mois et ils semblent d’accord avec ça. Mais n’a-t-on pas vu quelque chose de similaire en Syrie pendant des années ? N’ont-ils pas normalisé un régime qui utilisait des armes chimiques ? Il ne s’agit donc pas juste de Gaza. Les pays occidentaux ont des difficultés à contrôler leurs propres pays, il n’y a pas d’alternative, pas de futur autre que le populisme de droite : Trump, Le Pen, etc.

« D’ici un an ou deux, et si la Syrie ne connaît pas d’autres catastrophes, je pense que les tensions confessionnelles baisseront, notamment avec la levée des sanctions. » (Photo : Hugo Lautissier.)

Je ne supporte pas ceux qui disent que l’universalisme est un impérialisme déguisé. L’universalisme, ça ne vient pas de France ou des États-Unis ! C’est quelque chose que l’on construit à travers le dialogue et la coopération. Pas quelque chose du passé dont on se souvient, mais quelque chose que l’on projette, que l’on construit. Les pays occidentaux sont sans doute les moins universalistes. Ils ne vivent pas dans le même monde. Après la guerre froide, les pays de l’Ouest ont gagné et ont développé un sentiment d’autosatisfaction. Quand on arrête d’apprendre, de se développer, cela mène à l’obscurantisme.

L’esprit de la révolution de 2011 a-t-il un avenir dans la nouvelle Syrie qui est en train d’émerger ?

Le régime est tombé, ce qui est une excellente chose. Mais, je le répète, la révolution n’a pas triomphé. Notre révolution n’est pas victorieuse. En revanche, il y a une autre révolution importante, sunnite, centrée sur la religion. Ce n’est pas la vision inclusive et pluraliste pour laquelle nous nous sommes battus. Je ne suis pas sûr que cela exclue notre vision à 100 %, mais ce n’est pas la même chose.

Nous serons dans une situation dans laquelle la gauche aura son mot à dire.

Cependant, à moyen terme, d’ici un an ou deux, et si la Syrie ne connaît pas d’autres catastrophes, je pense que les tensions confessionnelles baisseront, notamment avec la levée des sanctions. Les tensions communautaires ont toujours été exacerbées par les Al-Assad, qui venaient eux-mêmes d’une minorité. Cela empêchait l’émergence d’une classe politique syrienne majoritaire et contestataire. Le nouveau gouvernement n’a pas besoin de ça. Les sunnites sont déjà majoritaires. Les contradictions du pays prendront la forme d’une rivalité de classe.

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Le nouveau régime, ce n’est pas les talibans, ni même les Frères musulmans. Ils ont une vision libérale de l’économie. Nous aurons probablement des tensions sur la répartition des richesses. En même temps, ils sont illibéraux sur les questions sociales ; ils n’iront sans doute pas jusqu’à imposer le voile, mais ils pourraient aller vers plus de censure sociale. Nous serons alors dans une situation dans laquelle la gauche aura son mot à dire, où la conception de classe sociale aura davantage de poids, de même que les questions de libertés publiques. C’est un ressenti personnel. C’est pourquoi je suis ambivalent : je suis sceptique et en même temps il y a de l’espoir.

Vos livres n’ont jamais été publiés en Syrie à cause de la censure. L’envisagez-vous maintenant ?

J’aimerais beaucoup que cela arrive un jour. Mais il n’y a pas d’infrastructure d’édition forte en Syrie. Et les maisons qui existent n’ont pas vraiment un bon historique de défense de la liberté d’expression comme vous l’imaginez. J’espère en tout cas être présent dans la vie publique : conversations et rencontres avec les étudiants, lectures, conférences, etc. Nous essayons d’occuper l’espace. Et pour l’instant, force est de reconnaître qu’il n’y a pas d’empêchement de la part des autorités. Il faut des autorisations du ministère pour réaliser des actions dans les lieux publics, mais pas dans les lieux privés. Cela me convient : laissez-nous faire ce que l’on veut !

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De nombreux intellectuels syriens en exil semblent hésiter à se réinstaller en Syrie. Vous y pensez ?

Je ne sais pas, pour des raisons personnelles et politiques. Pour l’instant, lorsque je viens à Damas, je vis à l’hôtel. Décider de revenir pour de bon est encore un peu prématuré. J’exprime mes idées à propos des questions publiques et je ne m’imagine pas m’autocensurer, encore moins après ces décennies tragiques. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu à me retrouver dans une situation qui m’oblige à faire preuve d’autocensure, mais ce n’est pas à exclure. J’ai besoin de temps pour que les choses deviennent plus claires.

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