La fièvre populiste

Après les États-Unis, le Brésil, l’Italie, ce sont l’Argentine et les Pays-Bas qui viennent de se doter – par les urnes – de dirigeants d’extrême droite. Si leur promesse sociale – haine et peur de l’immigré – est un leurre, ils prospèrent aussi sur le mensonge du ruissellement libéral. Un processus dans lequel la France macronienne est d’ores et déjà engagée.

Denis Sieffert  • 6 décembre 2023 abonné·es
La fièvre populiste
© Vanessa Martineau

Ils sont xénophobes, homophobes, anti-avortement, climatosceptiques, démagogues. Ils rêvent d’un retour à un passé fantasmé. Une nation, une religion et une pureté ethnique immaculée. Ils s’appellent Orbán, Poutine, Kaczyński, Fico, Bolsonaro, Meloni, Trump, Milei ou Wilders. Déjà au pouvoir (ou l’ayant été), ou y prétendant. On peut leur adjoindre le nationaliste indien Modi, férocement antimusulman. Ils ont entre eux plus de points communs que de différences. Et partout ils font vaciller la démocratie, sans toutefois la remettre complètement en cause. Car, chez eux, on vote encore. Ils ont accédé au pouvoir par le suffrage universel, ils veulent s’y maintenir de la même façon, parfois en écrasant leurs opposants d’une propagande hostile, quand ce n’est pas en les emprisonnant, comme en Russie.

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C’est pourquoi on ne parle pas à leur sujet de dictature, mais d’autocratie ou de populisme. Et c’est pourquoi la Chine, qui force leur admiration, n’est pas immédiatement leur modèle, contrairement à Poutine, qui est leur référent idéologique. Presque tous, d’ailleurs, soutiennent l’autocrate de Moscou dans sa guerre à l’Ukraine. Mais qu’on ne s’y trompe pas, malgré les enfumages, ils entrent dans une catégorie classique de la science politique : l’extrême droite. Bien que, seule dans ce tableau, l’Italienne Giorgia Meloni soit l’héritière directe d’une extrême droite fasciste.

Mais comment expliquer qu’ils aient surgi en moins de trois décennies, dans une même vague que l’on n’a pas vue venir ? Ils ne débarquent pourtant pas de nulle part. Ils sont les enfants illégitimes du libéralisme et la manifestation d’une colère populaire dévoyée. Ils sont l’expression de catégories flouées par le discours enjôleur du libéralisme, les laissés-pour-compte de la mondialisation. Ceux à qui on a promis les bénéfices d’un « ruissellement » qui résulterait de l’accumulation des richesses par les plus riches. Une arnaque historique qui a décrédibilisé la démocratie. On aperçoit, derrière ces populistes, l’ombre du théoricien nazi Carl Schmitt, qui justifiait son aversion de la démocratie par l’antilibéralisme.

Ils sont les enfants illégitimes du libéralisme et la manifestation d’une colère populaire dévoyée.

La première explication de l’apparition de ces personnages et de leurs succès est géopolitique. La chute du Mur et le démantèlement de l’URSS se sont accompagnés d’un recul de l’idée même de transformation sociale. La récupération empressée et violente des marchés de l’Est européen par un capitalisme financiarisé incarné par les États-Unis a ruiné toute possibilité d’émergence d’un système social déstalinisé. L’alternative sociale-démocrate, qui aurait pu porter cette espérance, a tourné au fiasco à cause de l’opportunisme de ses dirigeants, l’Allemand Schröder, le Britannique Blair et, en France, la mouvance mitterrandienne.

L’Occident, cible des populistes

Des peuples entiers ont été jetés en déshérence politique et sociale. Le « Il n’y a pas d’alternative » lancé par Margaret Thatcher est devenu le mantra de toute une époque. C’est dans cette impasse que les démagogues ont surgi. L’un des premiers fut le Hongrois Viktor Orbán. C’est lui qui a théorisé l’illibéralisme et développé ce concept dès 2014. Il vante les succès économiques de nations qui ne sont pas des démocraties libérales, voire pas du tout des démocraties. Il cite Singapour, la Chine, l’Inde, la Turquie. Son discours sera l’ébauche de ce que Didier Billion et Christophe Ventura appellent « la désoccidentalisation du monde (1) ». Et en effet, l’Occident, incarné à la fois par les États-Unis et l’Union européenne, synonymes à leurs yeux de libéralisme, constitue la cible des populistes.

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Désoccidentalisation, Didier Billion et Christophe Ventura, Agone, 2023.

Si Orbán a une pensée structurée, il a inspiré des aventuriers. Le plus important d’entre eux, parce qu’il s’impose au cœur même du fief du libéralisme, est évidemment Donald Trump. Ce milliardaire, qui fait de la politique comme on spécule en affaires, a réussi en 2016 à remporter la présidentielle américaine en prenant la tête de la fronde anti-élites financières. C’est une Amérique en colère qu’il a dressée contre la capitale fédérale, et contre toute politique publique. « Je suis la voix de ceux qui travaillent dur, mais qu’on n’écoute plus », était son slogan. Il arrive même à mordre sur l’électorat du candidat de gauche, Bernie Sanders. Mais ce volet social s’accompagne d’un discours violemment xénophobe.

Si les populistes mentent, il faut rappeler qu’ils prospèrent sur un autre mensonge. Le mensonge libéral.

Pour lui, ce sont les Hispaniques qui menacent l’emploi et l’identité des Américains. Trump agite l’angoisse d’une Amérique blanche qui sera minoritaire en 2050. À l’aide de réseaux sociaux et de médias à sa botte, il sonne la révolte en inventant le concept de « vérités alternatives ». Puisque tout est mensonge dans la démocratie libérale, inventons un autre lexique ! C’est la prolifération des fake news. Il exalte un nationalisme raciste avec son « Make America great again ». Au bout de sa logique, il y a l’assaut de ses partisans contre le Capitole, en janvier 2021. Et cet apologiste du chaos a fait école. Le Brésilien Bolsonaro et l’Argentin Milei l’imitent jusque dans ses pires excès.

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Leur fausse promesse sociale se construit aussi sur la peur et la haine de l’immigré. Le paradigme identitaire se substitue au social. On érige des murs de barbelés autour d’une nation en quête d’un retour à des origines qui n’ont jamais existé. Mais si les populistes mentent, il faut rappeler qu’ils prospèrent sur un autre mensonge. Le mensonge libéral. En dépit des apparences, ce n’est pas de ruptures que nous allons vous parler ici, mais d’un processus dans lequel la France macronienne est d’ores et déjà engagée (2).

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On lira avec profit sur le sujet le livre de notre chroniqueur Sébastien Fontenelle, Macron et l’extrême droite, Massot éditions/Blast, 2023.

Ce ne sont pas les populistes, mais les libéraux, qui entretiennent la fable du « ruissellement ». Et ce sont les mêmes qui commencent à instrumentaliser la peur identitaire de l’immigré, en l’occurrence musulman. Comme si le populisme s’insinuait lentement, avant de consacrer un jour ou l’autre ceux qui l’incarnent, qu’ils se nomment Le Pen, Zemmour ou Ciotti. Une troisième voie peut-elle exister ? La gauche peut-elle encore être à la hauteur de ses devoirs historiques ? L’état des forces en présence n’incite pas à l’optimisme.

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