La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.

Denis Sieffert  • 9 juillet 2025 abonné·es
La déroute du droit international
Avec Donald Trump, l’exception américaine l’emporte sur toute justice universelle.
© Michael M. Santiago / Getty Images / AFP

Gare aux effets d’optique. Les guerres n’ont jamais cessé. Depuis 1945, elles se sont simplement éloignées de notre Europe. Si le droit international a pour objectif de les éviter, il faut donc en relativiser l’efficacité. Les conflits régionaux ont remplacé les guerres inter­étatiques, tandis que les puissances coloniales déclinantes menaient des guerres d’une grande violence en Indochine, à Madagascar, en Algérie, au Congo, en Angola, loin des frontières françaises, belges ou portugaises, pour ne citer que ces exemples.

En Europe même, des guerres civiles se sont poursuivies ou ont éclaté. Ce fut le cas en Irlande, avec une origine évidemment coloniale, et dans l’ex-­Yougoslavie à partir de 1991. Mais quelque chose a changé au cours des vingt dernières années, avec le retour de guerres de conquête interétatiques. L’exemple le plus flagrant est l’agression de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022.

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Nous touchons là l’une des causes majeures de la faillite du droit international : le démantèlement de l’Union soviétique. L’antagonisme Est-Ouest était un facteur de cette stabilité que nous avons souvent confondue avec le droit international. Les chars russes pouvaient bien écraser le soulèvement de Budapest en 1956, imposer leur ordre à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980, la loi du « chacun chez soi », héritée du traité de Yalta de 1945, s’imposait à tous.

« Évidemment, nous ne ferons rien », avait avoué un jour notre ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson, après la tentative de remise au pas de la Pologne par ­Moscou en 1980. Le propos avait fait scandale. C’était pourtant la vérité toute nue de notre droit international hémiplégique. La guerre d’Ukraine, comme celle de ­Géorgie en 2008, ou encore l’offensive de l’Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh arménien en 2020 portent l’empreinte de cette époque pas tout à fait révolue, et dont Vladimir Poutine entretient une nostalgie meurtrière. Il n’y a pas d’exemple d’agression russe dans l’ex-espace soviétique qui, paradoxalement, ne se réclame du « droit ».

Le droit international, tel qu’il s’appliquait depuis la fin de la guerre, a cessé d’être opérant.

Au nom de l’histoire, au nom d’une communauté de langue, Poutine revendique une légitimité russe dans le Donbass ukrainien, en Crimée ou aux marches de la Moldavie. Deux légitimités se font face. Ce qui rend le dialogue impossible. En Ukraine, les Européens ont raison de se prévaloir du droit international, car il ne faut jamais oublier que ce débat en cache un autre, culturel et civilisationnel, qui renvoie à la démocratie et aux libertés. Les Ukrainiens défendent leurs frontières parce qu’ils ne veulent pas vivre dans une dictature. Et c’est cette cause qui motive au fond le soutien que l’on doit apporter à l’Ukraine.

Primat des nations

La fin de ce qu’on a appelé la « guerre froide » n’a pas eu seulement des conséquences dans l’ex-empire soviétique. On a longtemps parlé d’équilibre de la terreur qui dissuadait aussi bien les États-Unis que l’URSS d’intervenir dans l’espace de l’autre. Avec la chute du mur de Berlin, en 1989, et le démantèlement de l’URSS, cet interdit a volé en éclats. Les économistes de Chicago ne se sont pas privés de venir faire la loi économique en Russie, ni l’Otan d’avancer ses pions à l’Est. Le droit international, tel qu’il s’appliquait depuis la fin de la guerre, a cessé d’être opérant.

Les néoconservateurs états-uniens ne se sont pas encombrés d’un mandat de l’ONU pour envahir l’Irak en 2003, avec la prétention d’imposer par la force leur modèle à tout le monde arabe. L’entreprise a eu pour effet désastreux de renforcer le terrorisme. L’unilatéralisme était devenu la « loi ». Il était idéologique avec George W. Bush, il sera grossièrement mercantile avec Donald Trump. Le nationalisme teinté d’affairisme de l’actuel président avait été préparé par la mondialisation libérale dès le début des années 1980. Il a triomphé avec ses victoires électorales.

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Trump affiche aujourd’hui fièrement son mépris absolu du droit pour imposer l’hégémonie d’un business de corruption et de rapine. Les espaces géopolitiques en sont brouillés. Point de divergences idéologiques entre Trump et Poutine, mais au contraire des intérêts communs et des affinités sur les valeurs traditionnelles, comme en a fait récemment l’aveu le locataire de la Maison Blanche. Il n’est donc pas étonnant de voir un Donald Trump se sentir plus proche de Vladimir Poutine que des Européens.

Le droit international ne s’est donc pas volatilisé. Son affaiblissement a des causes géopolitiques. Nous l’avons vu avec la fin de l’antagonisme Est-Ouest. Il a aussi, il faut le dire, ses faiblesses intrinsèques. L’Organisation des Nations unies, avec son droit de veto, n’est rien d’autre que l’expression d’un rapport de force d’autant plus paralysant qu’il ne correspond plus à la réalité du monde. Mais, en vérité, l’ONU n’a jamais rien fait d’autre que traduire des rapports de force, et parfois des affects.

La dislocation du droit international se prépare aussi à l’intérieur des grandes démocraties occidentales.

En 1947, le vote de partage de la Palestine mandataire, si inégalitaire, et tellement ­porteur d’un conflit sans fin, en est l’exemple le plus criant. Le déséquilibre était organisé d’emblée, et cela au nom du droit. Le massacre du 7 octobre 2023 comme le génocide de Gaza n’étaient-ils pas inscrits dans ce péché originel des grandes puissances ?

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Il est donc arrivé que le droit organise l’injustice. Mais la dislocation du droit international se prépare aussi à l’intérieur des grandes démocraties occidentales. Celles-là mêmes qui avaient construit l’architecture juridique internationale aux lendemains des deux guerres mondiales. La remise en cause par Trump de la séparation des pouvoirs, les attaques contre les juges, l’assaut impuni du Capitole par ses supporters en 2021 ont libéré une violence que le président des États-Unis exporte à l’échelle planétaire.

L’idéologie triomphante du « America first  » est de même nature, mutatis mutandis, que le « Deutschland über alles », le slogan ultranationaliste des nazis. C’est l’affirmation du primat de la nation ethnique et, en son sein, de clans affairistes, sur le droit international. Dès lors, tout est permis à celui qui dispose de la force militaire et économique, jusqu’aux menaces sur le Groënland, sur le Panama ou sur le Canada.

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Le même chemin est suivi par Israël. L’offensive contre la Cour suprême, la formation de milices de colons fascistes, libres de toutes les violences en Cisjordanie, pèsent aussi bien sur ce qu’Israël revendiquait encore de démocratie pour les Juifs israéliens que sur le droit international. Les assassinats ciblés, les guerres préventives, et le massacre de populations civiles qui ne s’embarrasse même plus d’alibis, tout est désormais permis à un pays qui bénéficiait déjà d’un droit international favorable.

Défendre le droit, pour tous et partout

Si, comme on le voit, le droit international n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, s’il n’a jamais été autre chose qu’un rapport de force, il constitue cependant un important référent pour les peuples. La création de juridictions internationales qui disent le droit, faute de pouvoir le faire respecter, est loin d’être négligeable. On l’a mesuré à la violente réaction de Netanyahou quand la Cour pénale internationale a lancé contre lui un mandat d’arrêt. La référence au droit, malgré ses faiblesses, ne doit pas être abandonnée quand guettent la barbarie et le chaos. Dans le monde tel qu’il est, c’est encore la vieille Europe qui peut le mieux le défendre.

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C’est donc une catastrophe quand la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni y renoncent en proclamant par exemple le « droit d’Israël à se défendre » alors que ce pays foule aux pieds tous les principes des droits humains. Robert Badinter avait raison de préciser avec un peu d’ironie que « la France n’était pas le pays des droits de l’homme, mais le pays de la Déclaration des droits de l’homme ». Il n’empêche, notre pays a des responsabilités qui lui sont léguées par l’histoire. Il n’est donc pas exagéré de dire que les atteintes au droit de manifester ou les discours xénophobes de plusieurs ministres sont des désastres de portée internationale.

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