Info en continu : une sensation de partage

Yoan Vérilhac explore la fascination collective pour les médias du type LCI ou BFM, en interrogeant notre rapport émotionnel à l’actualité. Il montre que cette quête d’immédiateté ne relève pas seulement de l’irrationalité ou d’une manipulation, mais d’un besoin profond d’appartenance et de construction collective du présent.

Yoan Vérilhac  • 25 juillet 2025
Partager :
Info en continu : une sensation de partage
© Romain Doucelin / Hans Lucas / AFP

Avant de tenir un discours sur les émotions que suscitent les médias de masse, il est sage d’avouer qu’on n’en sait à peu près rien. Il est facile de décoder les effets que recherchent les médias mais, pour avoir une idée de ce que les publics ressentent vraiment, il faut refuser de parler à leur place et enquêter concrètement. Cela suppose un protocole subtil qui permette aux gens d’exprimer de manière fidèle ce qui, par nature, résiste à la conscience et au langage : leurs émotions. L’émotion médiatique est donc un objet de connaissance quasi insaisissable, à propos duquel, pourtant, on dispose d’un panel de certitudes à la fois approximatives et très rentables pour critiquer les pratiques journalistiques.

Depuis leur essor, à la fin des années 1990, dans le sillage de Franceinfo (1987) et du modèle américain CNN (1980), les chaînes d’information en continu ont été au cœur des débats sur la dérive sensationnaliste du traitement des faits et la mise en spectacle du débat public. La continuité et l’immédiateté sont ciblées comme des contraintes incompatibles avec un traitement distancé de l’information. Rien n’est plus consensuel que ces reproches, qui n’empêchent pourtant pas une consommation quotidienne de ­nouvelles venant des chaînes de télévision, mais aussi des radios, des réseaux sociaux ou de la presse écrite. Comment comprendre ce paradoxe ?

Sur le même sujet : Dossier : Faits divers, fait politiques ?

Dans L’Effet BFM (éditions Uppr, 2016), Hubert ­Huertas raconte comment il a vécu, de la rédaction de Mediapart, les attentats contre Charlie Hebdo, en 2015. En particulier, il souligne la force d’attraction hypnotique de l’écran, auquel il reste attaché avec ses collègues pendant 72 heures : « En cinq minutes, cette rédaction indépendante et fière, méthodiquement méfiante vis-à-vis des robinets d’info, s’est regroupée en demi-cercle autour des écrans pour recevoir la becquée. […] À 11 h 50, quand I-Télé a lâché, dans un conditionnel, qu’il y avait “peut-être dix morts”, l’une des journalistes de Mediapart, une très jeune femme, a poussé un cri d’effroi que je n’oublierai jamais. C’était le cri de toute une rédaction et, au-delà, de toute la France. »

La force de ce témoignage réside dans la conscience aiguë de la contradiction entre lucidité professionnelle et aliénation émotionnelle. Mais imaginons que l’un des journalistes, vraiment sage, ose dire : « Bon, inutile de rester là, ils nous tiennent attachés au vide qu’ils spectacularisent : remettons-nous au travail, de toute façon nous saurons bien assez tôt ce qui se passe. » Cette attitude est la plus rationnelle mais, si on y pense, elle est impossible : le cri de la jeune femme est plus approprié.

Nous aimons être au courant pour être avec et comme tout le monde.

En s’arrachant à l’écran, cet homme se séparerait de la collectivité qui fait exister, par son empathie, l’événement comme un moment significatif. Il se retirerait de l’histoire, en quelque sorte, tout en étant, pourtant, le plus intelligent. Savoir ce qui se passe en même temps que tout le monde ne change rien à la matérialité des faits : ils se passent comme ils se passent, sans qu’on puisse rien y faire. Pourquoi alors a-t-on besoin de les connaître tout de suite et en même temps que les autres, si cela ne nous permet pas d’agir ? À quoi correspond ce désir profond qui semble aussi être un devoir civique, à certains égards ?

Plaisir de contact et désir de savoir

Pour décrire ce phénomène, on peut recourir à l’idée de « sensation d’actualité » qu’a développée le sociologue Gabriel Tarde au début du XXe siècle, en faisant remarquer combien un journal qui date d’un mois ne nous touche plus parce qu’il nous informe de faits qui ne sont plus perçus par l’ensemble du public. Cette sensation d’actualité repose d’abord sur le plaisir de contact grégaire : nous aimons être au courant pour être avec et comme tout le monde. Cette sensation repose ensuite sur le plaisir de savoir : nous aimons être au courant parce que savoir des choses est agréable.

Sur le même sujet : « Les chaînes d’info ont appris à feuilletonner le réel »

Ce plaisir de contact et ce désir de savoir traduisent bien entendu l’ambivalence de la sphère publique, ainsi que l’a décrite l’historien des Lumières Antoine Lilti : ils renforcent un sentiment d’appartenance et alimentent le débat en connaissances, mais ils sont à la source des mouvements d’humeur des masses et de la manipulation. Car il faut accepter que la publicité démocratique soit une pratique toujours tendue entre rationalité et émotion.

Rechercher un rapport immédiat et collectif à l’information publique n’est donc pas une bizarrerie mais la base de la relation au présent en démocratie, et c’est sûrement même ce qui lui a donné sa forme particulière en Occident. Pour cette raison, la première grande révolution médiatique est l’invention du quotidien, qui découle presque mécaniquement du nouveau rapport à l’histoire que la Révolution française a rendu possible. On objectera que les technologies d’information ont progressivement perverti cette donne d’origine en augmentant toujours plus l’immédiateté des informations, favorisant ainsi la consommation toujours plus grande de nouvelles intensifiées par l’émotion.

Dès le XIXe siècle, les journaux simulent la vitesse au moyen d’expédients divers qui produisent l’illusion de l’immédiateté.

Mais, dès le XIXe siècle, les journaux simulent la vitesse au moyen d’expédients divers qui produisent l’illusion de l’immédiateté, du réalisme et de la continuité. Les éditions se multiplient, les nouvelles télégraphiques fragmentent de plus en plus la page à partir de la Belle Époque, puis des rubriques sont réservées aux « Dernières heures », aux « Dernières minutes », dans lesquelles les nouvelles téléphonées au petit matin sont accumulées pour donner l’impression d’urgence. Ces techniques peuvent nous paraître rudimentaires en regard de la télévision en live mais rien n’indique que les gens d’autrefois ne les vivaient pas, exactement comme nous, comme des sources de « fatigue informationnelle », pour reprendre le concept défendu par Guenaëlle Gault.

Extension des bavardages privés

Au moment où le câble transatlantique est tendu, par exemple, David Thoreau craint que la première nouvelle qu’il transmette ne soit un ragot concernant la santé d’une princesse française : « Comme s’il s’agissait de parler vite et non de façon sensée », écrit-il en 1854. Cela nous invite alors à souligner une caractéristique trop peu mise en valeur : la vocation de ces médias d’information continue à « faire passer le temps », sans solliciter de manière hystérique notre attention.

Sur le même sujet : Chaînes d’info : « Du blanchiment de l’info sale »

Laisser LCI ou BFM causer « en fond » est un régime très ordinaire de consommation de ces chaînes (dans les maisons, les bars, les salles de sport…), tout à l’opposé d’une surstimulation hypnotique. Or c’est là peut-être que s’illustre le plus nettement le fait que les médias sont, au plus simple, des extensions publiques des bavardages privés, non seulement dans leurs fonctions profondes (parler de tout et de rien simplement pour le plaisir d’être ensemble) mais encore dans leurs formes et leurs dispositifs (des échanges où les excès sont conventionnels et sans conséquence, où les thèmes se succèdent sans transition ni hiérarchie mais sans que ce soit vécu comme incohérent).

Resituer la pratique contemporaine de l’information continue dans une histoire longue de la culture médiatique ne contredit pas l’utilité des critiques qui visent à réguler les effets des médias sur le corps social, mais aide à penser la complexité des relations entre information et émotion, en décentrant l’analyse des pseudo-effets massifs sur des publics qui ne sont pas des êtres passivement soumis à leurs peurs, leurs angoisses ou leurs pitiés, pour l’orienter vers une compréhension pragmatique de mécanismes ambivalents et de pratiques, en réalité, très diverses.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Société
Publié dans le dossier
Les émotions, instrument politique
Temps de lecture : 7 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don