10 septembre : au rendez-vous de la colère
Des assemblées citoyennes fleurissent aux quatre coins du pays. Objectif : transformer un ras-le-bol diffus en action collective. Entre rage sociale, rejet du système politique et volonté d’ancrer une mobilisation populaire dans la durée, ces rendez-vous esquissent les contours d’un mouvement protéiforme. Une nouvelle manière de faire front ?
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« La chute de Bayrou serait la première victoire du mouvement du 10 septembre » Soutien, accompagnement, hésitation… La gauche et les syndicats face au 10 septembre « Les initiatives citoyennes disent et font plus que les organisations traditionnelles »Dans la Nièvre
Les gendarmes étaient à l’heure. À 19 heures ce samedi 30 août, postés sur le parking du champ de foire de Corbigny (Nièvre), ils assistent à l’arrivée des participants à l’assemblée citoyenne préparatoire au 10 septembre. Et s’enquièrent auprès de son initiateur du déroulé de ce rassemblement. Quand les premiers arrivés s’installent en cercle de parole sur l’herbe humide, on aperçoit l’un des pandores relever l’immatriculation des voitures qui leur ont permis, parfois après une heure de route, de rejoindre ce bourg rural aux portes du parc régional du Morvan.
Tout va mal, surtout pour les petits. C’est toujours les mêmes qui doivent payer.
Bernadette
Après un rappel succinct des objectifs du 10 septembre par Bernard Martin, un ancien gilet jaune à l’initiative du groupe Telegram « Bloquons la Nièvre », les 32 participants sont invités à se présenter et à exposer leurs motivations et attentes. Il est beaucoup question de l’accroissement des inégalités, du recul des services publics, de l’absence de démocratie, du fonctionnement de l’Europe aussi. « Tout va mal, surtout pour les petits. C’est toujours les mêmes qui doivent payer », résume Bernadette. Quinquagénaire, elle est venue avec sa mère, malvoyante.
Un appel à « bloquer tout » le 10 septembre circule à l’échelle nationale. Ni lancé par une organisation syndicale ni porté par un parti politique, ce mouvement, né sur les réseaux sociaux, agrège une multitude de colères et tente de leur donner une expression collective. Derrière ce mot d’ordre, une conviction : face à la montée des inégalités, à l’affaiblissement des services publics, à la précarisation de larges pans de la population, il est temps d’interrompre le cours « normal » des choses. Lancée de manière décentralisée, la mobilisation s’organise localement à travers des assemblées générales, souvent réunies via des canaux Telegram et le bouche-à-oreille.
À Caen, à Saint-Denis, dans la Nièvre et bien d’autres territoires, des centaines de personnes participent à des réunions préparatoires. Le profil des participants est hétérogène : lycéens, précaires, syndicalistes, parents, retraités ou encore anciens gilets jaunes. Beaucoup ne se reconnaissent plus dans les formes classiques d’engagement et cherchent d’autres voies pour faire entendre leurs revendications. Les contours du mouvement restent encore flous, mais quelques principes sont affirmés d’emblée : ancrage populaire, refus des récupérations politiques, appel à plus de démocratie directe, ras-le-bol général – notamment s’agissant des inégalités ou du pouvoir d’achat.
L’objectif du 10 septembre n’est pas seulement de manifester, mais de frapper plus largement les flux – marchandises, travail, consommation – à travers des grèves, des blocages, des actions locales et symboliques. Si l’ampleur de la mobilisation demeure incertaine avec la probable démission de François Bayrou deux jours avant, elle se veut un point de départ. L’enjeu est double : réussir une première démonstration de force visible, et construire dans la durée une dynamique collective autonome, capable de se structurer sans être absorbée ou neutralisée. Plusieurs voix insistent d’ailleurs sur la nécessité de sortir d’une culture de l’éphémère pour s’inscrire dans le temps long.
Reste à savoir si le 10 septembre marquera une étincelle isolée ou le début d’une séquence plus large. Dans un paysage politique fracturé, où l’extrême droite continue de progresser et où les institutions apparaissent de plus en plus déconnectées des urgences sociales, cette initiative témoigne au moins d’un fait : la colère est là, diffuse, profonde – et elle cherche ses formes.
Des retraités font état de la faiblesse de leur pension. Marie-Anne, qui enchaîne les petits boulots, indique qu’elle récoltait des pêches avant de venir. Mais rares sont ceux qui parlent de leur profession. Ils évoquent plus spontanément leur rapport à la politique. Quatre d’entre eux, dont le maire de Clamecy, Nicolas Bourdoune, et une vice-présidente du conseil régional affichent leur engagement au PCF, deux autres au NPA, une à LFI. Ce tour de cercle permet de constater l’absence de discours d’extrême droite.
Quelques-uns font état de leur engagement syndical ou auprès des gilets jaunes. Une peintre se déclare « décoloniale ». Toutefois, la majorité des présents, venus par les réseaux sociaux, semble peu coutumière des pratiques militantes. S’ils votent encore, c’est sans illusion sur la portée de leur bulletin. À l’instar de Cyril, « électeur par défaut de LFI », plus intéressé par « la pensée anarchiste », ou Jeremy, venu avec sa compagne et leurs deux petits garçons, qui se définit « communiste libertaire ».
Le boycott, oui, mais on est 40 dans un département de 200 000 habitants.
Cyril
Le débat porte maintenant sur les actions à mener le 10 septembre. Se contenter de boycotter les commerces et retirer auparavant un maximum d’argent à la banque, comme le suggère Bernard ? « Le boycott, oui, mais on est 40 dans un département de 200 000 habitants, note Cyril. Si on veut être visibles, il faut faire quelque chose de concret. » La grève est évoquée. « Elle ne se décrète pas », met en garde Hervé, délégué syndical à l’usine Jacquet de Clamecy, qui appellera les ouvriers de cette entreprise du groupe Limagrain à cesser le travail.
« Le véritable boycott, c’est empêcher les flux de marchandises qui permettent la consommation », avance le maire de Clamecy en rappelant que des milliers de camions traversent quotidiennement le département. L’idée séduit l’assemblée, qui s’y rallie. Une jeune femme doute de sa faisabilité, vu le faible nombre de présents. Plusieurs participants s’efforcent de la rassurer : des groupes « No Pasaran », actifs depuis les législatives qui ont vu le RN gagner une des deux circonscriptions, et d’autres réseaux militants relaieront les propositions de l’assemblée.
Cette date n’est qu’un point de départ.
Il est possible, complète Marie-Anne, d’élargir le mouvement dès le 8 septembre en organisant devant les mairies des « pots de départ de Bayrou ». Avec la tombée de la nuit, la réunion s’achève sur la décision de bloquer cinq points routiers stratégiques, de soutenir le piquet de grève chez Jacquet et de ne rien acheter le 10 septembre. « Cette date n’est qu’un point de départ », soutient-on.
À Caen
Samedi 30 août au soir, la grande salle de l’association Le Bazarnaom, fabrique artistique et lieu de résidences à Caen, suffisait à peine à contenir la foule. Plus de 300 personnes s’y sont entassées pour la première réunion du mouvement « Bloquons tout le 10 septembre ». L’atmosphère oscille entre excitation et tension. Dès les premiers instants, un participant impatient de passer de la colère à l’action lance : « Qu’est-ce qu’on fait le 10 septembre alors ? »
Si on n’est que dix, on a perdu. Mais si on est mille, on gagne !
Le groupe local s’est constitué ces dernières semaines via une chaîne Telegram et surtout grâce au bouche-à-oreille. « Je suis vraiment impressionné par le monde qu’il y a ce soir », confie un jeune homme au micro, accueilli par des applaudissements nourris. Dans la salle, les profils sont divers : lycéens, étudiants, familles avec enfants, retraités, militants associatifs, syndicalistes et gilets jaunes. Tous portent une colère commune, alimentée par les réformes sociales, la dégradation des services publics et la précarisation du quotidien.
« On nous assassine depuis des décennies, depuis que le capitalisme existe. On continue de nous faire crever au boulot, nos parents n’ont plus de retraite, on n’arrive plus à financer les études de nos gamins… Les raisons de la colère, on en a dix milliards ! », lance une voix, sous les acclamations. « Si on n’est que dix, on a perdu. Mais si on est mille, on gagne ! »
De nombreux participants soulignent la nécessité de transformer la rage en stratégie. « Il faut s’imaginer que cette lutte va être dans la durée. » Un appel relayé par plusieurs militants expérimentés, soucieux de ne pas en rester à un feu de paille. L’assemblée caennaise tient dès le début à affirmer ses principes. « On ne militera pas pour prendre des droits à des personnes déjà marginalisées, déjà opprimées, à des personnes qui subissent déjà des violences du système. Cette assemblée, elle est populaire, antifasciste et anticapitaliste ! »
Un positionnement clair, destiné à éloigner toute tentative de récupération par l’extrême droite. Si l’enthousiasme est palpable, les débats ne sont pas toujours très apaisés. Certains militants présents expriment leur impatience : « On a tous la rage et on le voit. Mais le 10, si on n’est pas dans la rue, on s’écrase. » L’idée d’une grève massive traverse la salle. « Il faut aborder le sujet de la grève. Les syndicats appellent, donc c’est possible, mais c’est à nous de nous en emparer. »
On les fait flipper, et ils ont raison de flipper.
Au fil des prises de parole, un constat revient : le mouvement, même encore balbutiant, a déjà un impact politique « comme le vote de confiance de Bayrou ». « Ce que ça veut dire, c’est que ce mouvement qui s’est mis en place avec des groupes et des visuels sur les réseaux sociaux, avec des réunions publiques, ça fait flipper Bayrou. Et ça, c’est déjà une victoire. »
À Caen comme ailleurs, l’enjeu est désormais de transformer l’essai. Entre désir d’actions spectaculaires et besoin d’ancrage dans la durée, l’assemblée a esquissé les contours d’un mouvement encore indéfini, mais porteur d’attentes immenses. Le 10 septembre, chacun espère plus que des blocages et des manifestations. Comme le résume une participante sous une ovation générale : « On les fait flipper, et ils ont raison de flipper. »
À Saint-Denis
Malgré la pluie, ce lundi soir, ils sont plus de 80, de tous âges, réunis pour la 4e assemblée générale de Saint-Denis. La plupart des participants viennent d’ici, les autres d’Aubervilliers ou de La Courneuve. Parmi eux, abritée sous un parapluie, une jeune militante. Selon elle, il faut tirer des leçons des gilets jaunes – « incroyables mais pas organisés » – et de la mobilisation contre la réforme des retraites – « un échec car ça a été repris par les syndicats ». En bref, « il faut s’organiser et soutenir la mobilisation par la grève en s’assurant que les syndicats ne dictent pas la mobilisation ».
Il faut aller chercher tous ces jardiniers, plombiers qui ont envie de parler et de militer mais qui se sentent contraints.
L’AG commence, plusieurs points sont à l’ordre du jour, à commencer par l’actualité. Il est question des patrons du Medef, angoissés par la période. « S’ils flippent comme ça, c’est qu’ils voient qu’il y a quelque chose de profond », estime un homme. Un autre signe le montre, selon l’assemblée : l’annonce par Bayrou du vote de confiance. Ensuite, on évoque le bilan des actions. Celles et ceux qui ont tracté à Saint-Denis font le même constat : les gens soutiennent, « le rendez-vous est déjà dans les esprits, c’est évident pour tout le monde ». Plusieurs syndicalistes indiquent que l’organisation se met en place dans leurs lieux de travail, notamment dans l’éducation, particulièrement concernée par l’abandon de l’État.
Une femme intervient, la soixantaine. Ça fait bien longtemps qu’elle n’avait pas entendu le mot « propagande », utilisé pour parler des tractages, ça la réjouit. Pour le 10 septembre, elle a été inspirée : cette « vieille colleuse » a fait les plus « beaux [collages sauvages] de sa carrière ». Un fonctionnaire de collectivité territoriale prend la parole : ses collègues ont peur, tenus par la neutralité. « Il faut aller chercher tous ces jardiniers, plombiers qui ont envie de parler et de militer mais qui se sentent contraints. »
Au premier tract qui évoquait la question des papiers et de la santé, une revendication a été ajoutée : le soutien aux flottilles venant de partir pour briser le blocus de Gaza. L’idée générale est d’organiser la grève, de réfléchir aux blocages. Un comité est dédié à la préparation des actions.
Ça parle de faire la révolution ou de renverser le capitalisme. J’avais jamais entendu ça.
Yannick, l’œil vif – « 214 balles de retraite plus 80 de complémentaire » – se tient un peu à l’écart. « Moi, bloquer ? Qu’est-ce que je vais bloquer ? » Le vieux loup de mer est appuyé sur une canne qu’il revisse à intervalles réguliers. Quelques mois plus tôt, en plein hiver, il a été expulsé de l’endroit où il vivait. Depuis, il est à la rue. Pour lui, les tours de parole, « c’est pas vraiment du débat ». Il voudrait des « États généraux du peuple » mais « peut-être » que ce genre de réunion « est un début ». Lui, ne va pas « faire long feu », mais avant de « partir » il voudrait « voir ce pays à feu et à sang ».
Il le dit sans sembler trop y croire, ce qui détonne avec l’atmosphère de l’AG. Pour certains, les échanges autour du 10 septembre cristallisent beaucoup d’espoirs : « Ça parle de faire la révolution ou de renverser le capitalisme. J’avais jamais entendu ça. Que Macron prenne l’hélicoptère pour se barrer de l’Élysée ! » Un jeune, keffieh autour du cou, propose : « S’il y a un comité de grève, il faut un comité de la société d’après. Sinon on va se mobiliser un jour puis on va tous retourner à nos vies de merde. »
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