« Ce qui soude le patronat, c’est une peur panique de la gauche »

Cofondateur de Mediapart, le journaliste Laurent Mauduit a mené une enquête sur le rapprochement progressif entre les entrepreneurs français et l’extrême droite. Au-delà des idéologies, domine l’idée d’un capitalisme sans entraves, affranchi des règles de la démocratie.

Olivier Doubre  • 23 septembre 2025
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« Ce qui soude le patronat, c’est une peur panique de la gauche »
Dans son livre, Laurent Mauduit éclaire la porosité croissante, en France, entre les élites patronales et l’extrême droite.
© Ludovic MARIN / AFP

Fin connaisseur des milieux d’affaires et de leurs liens avec le pouvoir et le personnel politique, connu pour ses nombreuses enquêtes qui ont révélé différents scandales, publiées notamment dans Mediapart et auparavant dans Le Monde, Laurent Mauduit éclaire la porosité croissante, en France, entre les élites patronales et l’extrême droite.

Collaborations. Enquête sur l’extrême droite et les milieux d’affaires, Laurent Mauduit, La Découverte, « Cahiers libres », 320 pages, 22 euros

Fortes de l’exemple du patronat états-unien, qui n’a eu aucune difficulté morale à s’allier avec le camp trumpiste, notamment les ­milliardaires de la tech pétris d’idéologie libertarienne, les élites hexagonales paraissent suivre la même voie, afin d’éviter (quoi qu’il en coûte moralement) l’arrivée de la gauche au pouvoir, synonyme pour elles de davantage d’impôts sur leurs propriétés.

Pensez-vous que le rapprochement actuel entre le patronat et l’extrême droite s’explique uniquement par des circonstances conjoncturelles – notamment la montée en puissance de l’extrême droite – ou existe-t-il une dynamique plus ancienne, plus structurelle, au sein du patronat, qui expliquerait cette collusion ?

Laurent Mauduit : Il existe en effet une tradition profondément réactionnaire au sein du patronat français. Ce n’est pas nouveau. Dans les années 1960, la quasi-totalité des membres du CNPF – l’ancêtre du Medef – étaient royalistes. L’un des exemples les plus connus est celui d’Ambroise Roux, patron de la ­Compagnie générale d’électricité, qui assistait chaque année à la messe du 21 janvier, en mémoire de Louis XVI, guillotiné ce jour-là. C’est dire à quel point cette tendance conservatrice est enracinée.

Ce qui attire le grand patronat, c’est l’idée d’un capitalisme sans entraves, affranchi des règles les plus élémentaires de la démocratie.

Aujourd’hui, ce qui change, c’est le contexte global. On assiste à une transformation en profondeur du capitalisme mondial. Et cette proximité avec l’extrême droite se manifeste désormais à l’échelle internationale. On en a vu les signes avant-coureurs avec l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil, de Javier Milei en Argentine, ou bien sûr avec Donald Trump aux États-Unis.

Beaucoup ont perçu Trump comme un démagogue isolé, un « fou dangereux ». À mon sens, on a manqué de vigilance sur les idées qu’il portait réellement. Prenez Peter Thiel, l’un de ses soutiens les plus proches, cofondateur de PayPal. Il écrivait déjà il y a vingt ans : « Je suis arrivé à la conviction que la liberté est incompatible avec la démocratie. » Il parle bien sûr de la liberté d’entreprendre, de commercer, d’accumuler du capital – pas de liberté politique.

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Un autre inspirateur de Trump, Curtis Yarvin, écrivait à la même époque : « Mais qu’a-t-on à reprocher aux nazis ? » Ce n’est donc pas un hasard si Elon Musk, lors de l’investiture de Trump en 2024, a salué ce moment par un geste qui évoquait clairement un salut hitlérien. Ce courant, que l’on peut qualifier d’anarcho-capitaliste, vise un capitalisme sans règles, sans contre-pouvoirs et donc sans démocratie. Et ce modèle fascine aujourd’hui une partie du grand patronat français – notamment les PDG les plus internationalisés. Ce qui les attire, c’est l’idée d’un capitalisme sans entraves, affranchi des règles les plus élémentaires de la démocratie.

Pour le patronat français, le soutien à l’extrême droite serait donc un moyen de préserver ses intérêts économiques ? Même au prix de la démocratie ?

Oui, et c’est là toute la gravité de ce moment. Ce qui soude aujourd’hui les différentes sensibilités du patronat – qui n’est pas un bloc homogène, il va des ultra-réactionnaires comme Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin à des profils plus modérés –, c’est une peur panique de la gauche. Pourtant, le programme du Nouveau Front populaire (NFP) en 2024 n’était pas particulièrement radical, surtout si on le compare à celui de Mitterrand en 1981.

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Mais cette peur existe, irrationnelle peut-être, mais très mobilisatrice. ­Prenez Ross McInnes, président du groupe Safran, l’un des rares patrons à avoir accepté de me parler. Il m’a confié que, dans ­l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national, le patronat pourrait toujours faire du lobbying et influer sur la politique économique. En revanche, si la gauche gagnait, les marges d’influence seraient quasi nulles. Ce raisonnement, cynique mais lucide, est largement partagé.

C’est précisément ce constat – cette préférence pour une extrême droite manipulable plutôt qu’une gauche qui applique son programme – qui m’a poussé à enquêter. Jamais, dans l’histoire, l’extrême droite n’est arrivée au pouvoir sans l’appui, ou du moins le consentement, des milieux d’affaires : Mussolini en 1922, Hitler en 1933, Pinochet au Chili en 1973…

Face à la gauche qui est un danger, l’extrême droite peut constituer une opportunité.

Vous évoquez des figures précises. Ce rapprochement entre patronat et extrême droite est-il incarné par certains dirigeants ?

Absolument. Bolloré, par exemple, est un militant de la théorie raciste du grand remplacement. Stérin, lui, développe une vision catholique ultraconservatrice, très proche sur le fond. On peut aussi évoquer le cas de Dassault : Le Figaro, propriété du groupe, est aujourd’hui entièrement dirigé par d’anciens cadres de Valeurs actuelles, publication bien ancrée à l’extrême droite. Mais pour le reste du patronat, ce n’est pas une adhésion idéologique à l’extrême droite qui motive ce rapprochement, c’est l’idée que la gauche est un danger, tandis que l’extrême droite peut constituer une opportunité.

En 2022, le candidat préféré de ces milieux n’était d’ailleurs pas Marine Le Pen, mais Éric Zemmour, dont le programme était résolument ultralibéral. Le RN l’a compris et a depuis infléchi sa ligne : moins de souverainisme, plus de pro-business. Le parti sait qu’il ne peut pas arriver au pouvoir sans le soutien du grand patronat.

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Dans votre livre, vous évoquez un capitalisme libertarien qui traverse l’Atlantique. Pourquoi ce modèle séduit-il particulièrement le secteur de la tech ?

On garde en France une image un peu romantique de la tech californienne, progressiste, héritière de la contre-culture. Mais ce mythe s’est largement effondré. Le numérique est aujourd’hui l’un des principaux moteurs du capitalisme mondial, dominé par une logique marchande, ultralibérale, voire prédatrice. Et cette idéologie libertarienne – un capitalisme sans règles, qui confond liberté et dérégulation – s’est imposée.

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C’est ce qui explique que tous les grands patrons des Gafam se pressent aujourd’hui autour de Donald Trump, en l’encensant sans retenue. Ils voient en lui le garant de cette « liberté » totale des affaires. Et cette fascination commence à contaminer la tech française. On a vu émerger des start-up très performantes, mais aussi très perméables à ce modèle.

Comment analysez-vous le positionnement actuel du patronat à l’approche d’échéances politiques, et que dit-il, selon vous, de l’état de notre démocratie ?

Nous vivons un moment charnière. Le patronat, déçu par Macron – jugé inconstant, sans cap politique clair –, s’oriente vers une alternative qu’il pense plus fiable pour ses intérêts de classe. Ce n’est pas toujours un choix idéologique, mais un choix de calcul. L’extrême droite lui apparaît comme un partenaire plus maniable que la gauche. Et cela, à mes yeux, constitue une alerte démocratique majeure.

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