« La violence est un attribut politique constant de l’extrême droite »

À l’occasion du délibéré du procès des membres de l’Action des forces opérationnelles (AFO), groupuscule qui prévoyait des attentats contre les musulmans, les chercheurs Baptiste Roger-Lacan et Emmanuel Casajus reviennent sur le rapport historique de l’extrême droite à la violence.

Pauline Migevant  • 30 septembre 2025 abonné·es
« La violence est un attribut politique constant de l’extrême droite »
© Illustration Politis

Baptiste Roger-Lacan est historien, spécialiste de la contre-révolution. Il a dirigé l’ouvrage collectif Nouvelle histoire de l’extrême droite, qui paraîtra au Seuil le 10 octobre. Parmi les contributeur·ices, le sociologue Emmanuel Casajus, spécialiste des groupuscules radicaux. Ensemble, ils évoquent le rapport de l’extrême droite à l’histoire coloniale et à la Seconde Guerre mondiale. Interview croisée.

Dans votre ouvrage, vous évoquez la façon dont l’extrême droite investit la rue, la presse et l’édition dans l’entre-deux-guerres pour faire entendre son discours notamment autour de « l’Anti-France ». Peut-on faire un parallèle entre cette période et celle que nous vivons aujourd’hui ?

Baptiste Roger-Lacan : Le jeu de l’analogie est toujours délicat mais il est si présent médiatiquement que l’on est obligé de s’y confronter. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il existe une « résurgence » des années 1930, parce que cela écrase la singularité de l’époque dans laquelle on vit. Par contre, quand on se pose du point de vue de l’étude de l’extrême droite, on constate qu’il y a des permanences qui ressurgissent. Il y a l’idée, par exemple, qu’il y aurait une communauté organique à défendre et menacée à la fois de l’extérieur et de l’intérieur par des agents qui chercheraient à fracturer son unité.

Un autre élément très fort à noter, c’est que la violence est un attribut politique constant de l’extrême droite. Il s’agit de la pratiquer contre ses adversaires, bien sûr, mais aussi de la revendiquer et de la célébrer : pour une partie des factions d’extrême droite, la violence est perçue, depuis l’entre-deux-guerres, comme nécessaire mais aussi porteuse d’une vertu dans sa capacité à purifier le corps social.

Emmanuel Casajus : Je voudrais revenir sur les idées d’« Anti-France » et d’« invasion ». Aujourd’hui, la première est souvent utilisée chez CNews, par Pascal Praud notamment. La seconde a été reconstituée par le concept raciste de Renaud Camus, le « grand remplacement ». Ce qu’il faut noter, c’est le changement de cible en passant des juifs aux musulmans, bien que l’antisémitisme perdure à l’extrême droite. Sur ce sujet précisément, c’est plus intéressant stratégiquement pour elle de pointer du doigt La France insoumise comme étant les « véritables » antisémites.

Il faut noter un changement de cible en passant des juifs aux musulmans, bien que l’antisémitisme perdure à l’extrême droite.

E. Casajus

Mais, en même temps, certaines franges de l’extrême droite peuvent mal vivre ce nouveau glissement. On assiste aussi à la résurgence d’un antisémitisme violent, mais codé. Par exemple, Matthieu Valet, l’ancien policier devenu député européen du Rassemblement national, a fait plusieurs posts où il disait que LFI était antisémite tandis que son parti défendait, lui, « le juif ». Une référence implicite à Édouard Drumont et à toute une prose antisémite, qui objectivaient les juifs de cette manière.

Comment ces références sont-elles prises en charge par les groupuscules ?

E.C. : Ce sont eux qui s’inspirent le plus des idéologies des ligues des années 1930 : celle de Maurras et ses disciples, ou de Valois, par exemple. Mais ces maîtres à penser sont plus souvent convoqués en tant que marqueurs identitaires que pour leur emprunter une idéologie structurée. Le legs des néofascismes d’après-guerre – qu’il s’agisse du pétainisme des frères Sidos ou de l’européisme paganophile des ex-SS –, est plus vivace. Les Nationalistes (mouvement d’Yvan Benedetti) se réclament du premier, les nationalistes révolutionnaires et les identitaires sont héritiers du second à des degrés divers.

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Les grands partis, en revanche, ne convoquent pas de marqueurs idéologiques de façon aussi nette, même s’ils sont largement influencés par les petits groupes militants. Une autre question qui semble ressurgir est celle du légalisme, qui divisait déjà dans les années 1930. Elle est toujours d’actualité, certains rêvant ouvertement d’attentats, de guerre civile ou de coup d’État. Mais tant que perdurent les succès électoraux, la voie des urnes semble la plus évidente.

Vous expliquez que dans l’entre-deux-guerres le concept de l’Anti-France est un « répertoire de propagande » mais aussi un « outil performatif », avec des mots qui invitent à l’action, que ce soit la violence ou le droit. Dans les années 1930, comment se manifeste la violence issue de ces discours ?

B. R-L. : Les discours sur l’Anti-France se forgent dès la fin des années 1890, où l’affaire Dreyfus parachève la recomposition de la droite et l’extrême droite, qui s’opère au début de la IIIe République. De la fin du XIXe siècle aux années 1930, ce répertoire incite d’abord à la violence immédiate : il faut s’attaquer aux juifs, aux communistes, aux francs-maçons, et même aux protestants – une cible qui s’efface au début du XXe siècle. Les visages que prend l’Anti-France permettent aussi, en creux, de comprendre quelle est la communauté nationale que ces mouvements estiment menacée de destruction : non-juive, non-communiste, non-franc-maçonne, et par extension non-républicaine.

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Progressivement, ces discours sur l’Anti-France se structurent et finissent par trouver une justification pseudoscientifique ainsi que des débouchés, notamment juridiques. Tout cela constitue la base programmatique de l’extrême droite de l’entre-deux-guerres. Et dès l’instauration du régime de Vichy, ces discours passent dans la loi : la promulgation du statut des juifs ou l’exclusion des francs-maçons sont pensées comme des manières d’exclure ces représentants nuisibles de l’Anti-France de la communauté nationale.

Certains prévenus de l’AFO se voient comme des résistants. Aujourd’hui, comment se situe l’extrême droite par rapport à la Seconde Guerre mondiale et à la collaboration ?

E.C. : Il y avait déjà cette mécanique lors de la guerre d’Algérie, où certains considéraient que l’OAS était la suite de la Résistance. Aujourd’hui, il y a une réelle réappropriation de la figure de De Gaulle, pendant longtemps honnie. En se revendiquant gaulliste, Éric Zemmour a largement contribué à brouiller les pistes. Toujours dans ces glissements sémantiques, l’extrême droite participe aussi à redéfinir ce qu’est le collaborationnisme en accusant la gauche et l’extrême gauche de compromission avec l’islamisme. Ainsi, la gauche deviendrait les collabos de l’islamisation en France.

Ces discours sur l’Anti-France finissent par trouver une justification pseudoscientifique ainsi que des débouchés juridiques.

B. Roger-Lacan

B. R-L. : Un tournant net s’opère au moment où Jean-Marie Le Pen cède la présidence du Front national à sa fille, Marine Le Pen. C’est sous son impulsion que le discours du parti à l’égard du général de Gaulle commence à évoluer. Pour les premières générations frontistes, l’antigaullisme constituait un marqueur idéologique central, structurant. Mais avec l’arrivée de nouveaux profils autour de Marine Le Pen, comme Florian Philippot – qui ira jusqu’à se recueillir à Colombey-les-Deux-Églises –, ce rejet du gaullisme s’atténue progressivement, non sans susciter des résistances chez les cadres les plus anciens du parti.

Aujourd’hui, l’héritage gaullien est beaucoup moins clivant au sein du Rassemblement national et, surtout, l’appropriation par le RN de la mémoire ou de symboles gaullistes ne suscite plus vraiment de réactions médiatiques : Sébastien Chenu arbore souvent la croix de Lorraine sans provoquer de scandale. Ce changement d’attitude s’inscrit dans un contexte politique plus large : la progression électorale du RN s’accompagne de l’effondrement de la droite post-gaulliste, passée de 48 % au second tour de la présidentielle en 2012 à moins de 5 % en 2022. Une partie de cet électorat s’est donc reportée sur le RN.

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Et de ce point de vue, à mesure que la base électorale du parti s’élargit, certaines des références idéologiques ou mémorielles, qui constituaient l’identité du parti, tendent à se diluer. Cela ne signifie pas pour autant que l’antigaullisme ait complètement disparu : il demeure vivace chez certains cadres militants, notamment ceux qui restent en lien avec les courants d’extrême droite les plus radicaux.

Zemmour développe une obsession pour la réconciliation de Pétain et de de Gaulle, qui serait pour lui la condition même de l’union des droites.

B. Roger-Lacan

Ailleurs à l’extrême droite, la figure de de Gaulle peut être l’objet d’autres captations. C’est très marquant dans le cas d’Éric Zemmour. Dans sa vision d’une réunification nationale fondée sur la dénonciation de l’immigration non blanche, il développe une obsession pour la réconciliation de Pétain et de de Gaulle, qui serait pour lui la condition même de l’union des droites. C’est pour lui la seule manière de libérer la droite de ce qu’il analyse comme un carcan moral édifié par la gauche après la Seconde Guerre mondiale. Dans cette vision paranoïaque de l’histoire, la scission entre droite gaulliste et extrême droite antigaulliste doit absolument être résorbée.

En quoi la matrice coloniale est-elle structurante pour l’extrême droite ?

B. R-L. : La vision apocalyptique de l’immigration, largement partagée aujourd’hui par le Rassemblement national et par Reconquête, est profondément enracinée dans l’expérience de la colonisation et de la guerre contre-insurrectionnelle, marquée par la peur de l’inversion démographique et le ressentiment hérité de la perte de l’Algérie.

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Mais, en plus de cette matrice idéologique, il y a aussi une mémoire qui reste vivace, notamment dans les fédérations du sud de la France. Il suffit de se rappeler de la séance inaugurale de l’Assemblée nationale en 2022 : José Gonzalez, le doyen, chargé de prononcer le discours d’ouverture, était un néodéputé mais un militant de vieille date du Front national, engagé dès 1976 dans la fédération des Bouches-du-Rhône – à l’époque fortement marquée par des proximités avec l’OAS. Après son allocution, qui évoquait avec nostalgie l’Algérie française, il avait déclaré aux journalistes : « Franchement, je ne suis pas là pour juger si l’OAS a commis des crimes. »

E.C. : En plus des enjeux de mémoire, il me semble important de regarder les parallèles qui sont construits par l’extrême droite. L’un d’entre eux consiste à imaginer que les colonisés, une fois en France, vont commettre des attentats pour massacrer la population. C’est un discours qui porte dans l’électorat pied-noir mais qui existe aussi dans des groupuscules, dans une dimension rhétorique puisqu’ils n’ont pas d’héritage direct avec l’Algérie française.

Y a-t-il des références moins connues qui sont importantes pour l’extrême droite ?

Emmanuel Casajus : Oui, je pense à deux expériences : celle des Balkans, et la guerre au Liban. Certains militaires présents aux Balkans considèrent que les Albanais, musulmans, ont massacré les Serbes. Pour le Liban, c’est aussi cet argument démographique qui est mobilisé. Dans leur analyse, le pays a basculé dans la violence et le chaos à partir du moment où les musulmans ont été plus nombreux. Ces parallèles historiques permettent aussi de mobiliser des modèles d’action – phalangistes, commandos Delta. Autant de « figures » – le concept est repris à Ernst Jünger par Dominique Venner – héroïsées et esthétisées qui viennent gonfler le panthéon que convoque l’extrême droite.

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