Trop souvent, les salauds meurent dans leur lit
L’avocat Philippe Sands, spécialiste de droit international, interroge la question de l’impunité à partir de l’épisode de l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998, et des criminels nazis réfugiés en Amérique latine. Un thriller juridique passionnant.
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© AFP
38 rue de Londres. De l’impunité, Pinochet et le nazi de Patagonie, Philippe Sands, traduit de l’anglais par Christophe Beslon, Albin Michel, 560 pages, 23,90 euros.
Au soir du 16 octobre 1998, des agents de Scotland Yard, accompagnés d’une interprète, se présentent devant une chambre d’une clinique près de Londres. Ils intiment aux deux gardes chiliens présents de les laisser entrer. Dans la pièce, un homme âgé, en pyjama, en convalescence après une opération, s’apprêtait à se coucher. C’est le général Pinochet, dictateur sanguinaire du Chili pendant plus de quinze ans, parvenu au pouvoir à Santiago le 11 septembre 1973 par un coup d’État particulièrement sanglant.
Les avions de l’armée de l’air bombardèrent le palais présidentiel de la Moneda, en plein centre de la capitale chilienne, où se trouvait Salvador Allende, président socialiste élu au suffrage universel dont la politique keynésienne déplaisait fortement à la CIA de Nixon. S’ensuivirent des milliers d’arrestations, de détentions arbitraires d’opposants, systématiquement torturés, assassinés, souvent disparus, œuvre des militaires tout-puissants et de la terrible police politique, la Dina.
Les policiers britanniques viennent signifier son arrestation à celui qui est sénateur à vie dans son pays, en vertu d’un mandat d’arrêt international délivré par le juge espagnol Garzon dans le cadre d’une enquête pour l’assassinat et la torture au Chili de citoyens espagnols. Le militaire, haut gradé se pensant intouchable, n’en croit pas ses oreilles.
L’affaire fit évidemment grand bruit, d’autant plus au Royaume-Uni où la « Dame de fer », Margaret Thatcher, au pouvoir pendant plus d’une décennie, avait toujours manifesté son soutien au vieux dictateur – qui la soutint en retour en 1982 dans la guerre des Malouines, pourtant menée contre ses collègues dictateurs militaires argentins. La surprise pour le vieux fasciste tortionnaire constitue une véritable date-rupture. L’homme aux lunettes noires restera plus d’un an coincé à Londres, soumis aux décisions de la justice…
Philippe Sands, avocat franco-britannique spécialiste de droit international, fut d’abord contacté pour défendre Pinochet. Mais sa femme, Natalia, elle-même juriste franco-états-unienne, le menaça de divorce s’il acceptait. Il refusa de toute façon, mais se mit à suivre toute l’affaire de près. Or, il poursuivait alors des recherches sur les origines de sa famille, notamment à Lviv, aujourd’hui en Ukraine, qui fut aussi appelée Lemberg sous l’occupation allemande.
Colonies néo-nazies
De longs travaux qui le conduiront à publier deux ouvrages passionnants (1), Retour à Lemberg (quand il se rend à Lviv, lieu d’origine de sa famille, pour une bonne part victime de la Shoah), puis La Filière (sur la fameuse « Ratline », filière empruntée par de nombreux criminels nazis pour fuir, souvent vers l’Amérique latine, parfois avec l’aide du Vatican, après 1945). Au fil de ces recherches dans les archives, il découvre alors l’existence d’un des plus grands criminels nazis, Walter Rauff, responsable direct de la mort de 100 000 Juifs, car concepteur et organisateur des « unités de tuerie mobiles », ces camions où les victimes étaient asphyxiées par leurs gaz d’échappement.
Tous deux publiés chez Albin Michel, resp. en 2017 et 2020, et traduits par Astrid von Busekist.
L’essai prend alors des allures de thriller juridique, puisque Rauff a trouvé refuge… au Chili ! Où il forme des bourreaux chiliens aux pires techniques de torture pour les opposants politiques, protégé par les plus hautes autorités du régime sanguinaire de Pinochet. Leur proximité s’inscrit aussi dans un réseau de « colonies » installées dans les campagnes de Patagonie, sortes de communautés néo-nazies très hiérarchisées, souvent encadrées par d’anciens SS.
Mais si l’ancien dictateur a dû rester un an à Londres en attendant que sa flopée d’avocats parvienne in fine à lui permettre de rentrer au Chili, la capitale britannique a aussi donné son nom à une rue centrale de Santiago où, au numéro 38, se trouvait l’ancien siège du Parti socialiste d’Allende, et fut transformé sous la dictature en un centre d’interrogatoires, de torture. Et où Walter Rauff semble avoir eu ses entrées…
Si la procédure du juge Garzon, menaçant Pinochet d’être jugé pour ses crimes, n’aboutit finalement pas, le droit international marqua à cette époque un pas important, bien que temporaire, contre l’impunité des bourreaux. En vain, certes, puisque Pinochet mourut en 2006 dans un lit de l’hôpital militaire de Santiago. De même, jamais il ne fut possible d’extrader Rauff pour lui faire répondre de ses crimes, immenses. Mais Philippe Sands pose dans ce livre la question cruciale de l’impunité (et de l’immunité) en droit international. Question d’une actualité brûlante.
Les parutions de la semaine
French Theory. Itinéraires d’une pensée rebelle, François Cusset & Thomas Daquin, La Découverte/Delcourt, 216 pages, 24,50 euros
En 2003, François Cusset, historien des idées, publiait French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis. Toujours prégnants, les effets de l’influence française sur les sciences sociales outre-Atlantique sont aujourd’hui racontés – et actualisés – sous le crayon du dessinateur Thomas Daquin. Cet essai graphique plein d’humour chronique ainsi l’ouragan du french (post-)structuralisme et des pensées anti-autoritaires, minoritaires ou déconstructrices sur les campus états-uniens. Non sans rendre compte de l’idiotie réac à l’heure trumpiste et des poussées d’urticaire générées par cette french theory coupable de distiller des virus tels que le « wokisme », ou la « propagande transgenre ». F***ing frenchies !
Les Hermaphrodites, Michel Foucault, Gallimard, 160 pages, 16 euros.
Certains diront que les « inédits » de Foucault s’accumulent d’année en année, alors qu’approche le centenaire de sa naissance (l’an prochain). Force est de constater que ces Hermaphrodites, manuscrit d’un bloc de 116 feuillets retrouvé parmi les 37 000 feuillets du fonds de ses archives acquis en 2013 par la BNF, constitue bien un livre à part entière. Prévu comme un volume de l’Histoire de la sexualité, dernière grande œuvre parue du vivant de l’auteur, il n’y figurera finalement pas puisque le philosophe réorienta ses recherches vers l’Antiquité. À partir d’une définition de l’hermaphrodite, entendu comme un individu « réunissant » ou « juxtaposant » en lui les deux sexes, il est surtout le seul texte de Foucault où celui-ci élabore « la distinction cruciale, à la fois historique et théorique, entre sexe anatomique et sexualité ».
Contre les fascismes, Zeev Sternhell, un historien engagé, Pierre Serna (dir.), Gallimard/Folio Histoire inédit, 304 pages, 9,50 euros.
Zeev Sternhell (1935-2020) affirmait à Politis, en janvier 2013, rester « un sioniste de gauche attaché à la paix ». Spécialiste des origines des fascismes, notamment françaises, de Barrès à Vichy, l’historien fut toujours attaqué pour cela par la vieille droite hexagonale. Rescapé de la Shoah, où périt une grande part de sa famille, il ne cessait d’appeler à rompre avec la politique israélienne de colonisation, et s’inquiétait de voir croître, en Israël même, « non pas un simple fascisme local, mais un racisme proche du nazisme à ses débuts » (Le Monde, février 2018). Dirigé par l’historien Pierre Serna, ce volume collectif sur son parcours est donc bienvenu à l’heure où les fascistes ont pris le pouvoir dans son pays. Sa voix manque profondément.
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