Badinter : ces combats que la droite préfère effacer

Robert Badinter entre au Panthéon ce jeudi 9 octobre. Si l’on célèbre le père de l’abolition de la peine de mort en France, il fut aussi un infatigable défenseur des droits de l’Homme. Ces combats, moins connus, continuent d’être remis en cause.

Olivier Doubre  • 9 octobre 2025 abonné·es
Badinter : ces combats que la droite préfère effacer
Robert Badinter au premier Congrès mondial contre la peine de mort, en 2001
© Union européenne

À l’évocation de son nom, tout le monde pense à sa voix grave, solennelle, intense, froide aussi, prononçant du haut du « perchoir » du Palais Bourbon : « J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale, l’abolition de la peine de mort en France ». C’était là, sans aucun doute, l’aboutissement pour lui du combat de toute une vie. Au bout de près d’une heure et demi d’un discours historique, magistral, il concluait à l’adresse des députés (de la nouvelle Assemblée, tout juste élue au lendemain de la victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981) : « Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. »

Robert Badinter avait en horreur l’injustice – et plus encore la délation. Il est né à Paris en 1928 dans une famille juive originaire de Bessarabie, région aux confins de l’Ukraine à l’est de la Moldavie, où son père rêvait déjà là-bas, en lisant Hugo et Zola, de la France républicaine où les pogroms n’avaient pas cours, avant d’y immigrer au lendemain de la Première guerre mondiale. Il en fut néanmoins déporté au centre de mise à mort de Sobibor – d’où il ne revint pas – après son arrestation par la Gestapo de Lyon commandée par Klaus Barbie ; son fils Robert qui l’accompagnait, âgé de quinze ans, échappait de justesse au même sort en parvenant ce jour-là à s’enfuir.

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Les écrits de ces grands écrivains français guideront toute la vie, la soif d’égalité et de justice sociale, du futur garde des Sceaux de François Mitterrand – qui fera incarcérer l’ancien « boucher de Lyon » à la prison de Montluc, là où il torturait les résistants 40 ans auparavant. Pourtant, si ce grand avocat reste celui qui fit remiser la guillotine dans les placards honteux de l’histoire de France, son action à la tête de la Chancellerie fut aussi marquée par d’autres combats en faveur des droits de l’Homme et d’une humanisation de notre système judiciaire.

Il avait dans son bureau une superbe œuvre du peintre Gérard Fromanger, l’un des étudiants des Beaux-Arts qui produisit bon nombre des célèbres affiches de Mai 68. L’artiste s’était emparé d’une photo du philosophe Michel Foucault, hilare, pour lui ajouter une profusion de traits multicolores, allégorie d’une pensée jaillissante. Magnifique, le tableau lui rappelait son long compagnonnage avec l’auteur de Surveiller et punir et fondateur du Groupe Information Prisons. Car quand Robert Badinter devient ministre de la Justice en 1981, les deux hommes ont des échanges réguliers – jusqu’à la mort de Foucault en juin 1984.

Sur tous les fronts

C’est que les libertés publiques, l’humanisation du droit pénal et les droits des détenus sont de ces « combats méconnus » de Robert Badinter, pour reprendre le titre d’un récent documentaire(1), effacés souvent par celui de l’abolition, historique, de la peine capitale, si tardive dans un pays d’Europe occidentale. Dès son arrivée place Vendôme, outre une loi d’amnistie des petits délinquants et de certains détenus « politiques » (comme des activistes basques d’ETA ou d’Action directe, ce qui lui sera longtemps reproché), il accroît les droits de la défense et supprime les juridictions d’exception, à usage souvent politique, comme la Cour de sûreté de l’État ou les tribunaux permanents des forces armées. Mais aussi les « quartiers de haute sécurité » (QHS) dans les prisons.

1

Cf. Les combats méconnus de Robert Badinter, 52′, documentaire de Dominique Missika & Bethsabée Zarka. Première diffusion le 8 octobre à 20 h 40 sur La Chaîne parlementaire dans l’émission DébatDoc.

Ce sont là des revendications de la gauche depuis Mai 68. Il abolit en outre la loi anticasseurs, qui octroyait des pouvoirs exorbitants aux forces de l’ordre lors des manifestations. Plus largement, il fait adopter une série de réformes du système carcéral, après de nombreuses mutineries dans les prisons durant la décennie précédente.

Les conditions de détention sont aussi grandement améliorées et les premières peines alternatives à l’incarcération sont alors instituées, à l’instar des travaux d’intérêt général. Les détenus, désormais, auront davantage accès aux bibliothèques, à l’éducation, à la culture et au sport en prison… Et, élément indissociable à ses yeux de ces mesures, il prend soin d’améliorer en même temps les conditions de travail et les salaires des personnels pénitentiaires, leur garantissant des droits collectifs et syndicaux.

Enfin, dès les premiers mois de son ministère, Robert Badinter s’emploie à satisfaire une autre revendication apparue après Mai 68, qui faisait partie des fameuses 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981 : l’égalité des droits pour les homosexuels. Il soutient, au nom du gouvernement, une proposition de loi portée par les députés socialistes Raymond Forni et Gisèle Halimi, qui supprime un article (introduit dans le Code pénal par le régime de Vichy) instituant une discrimination en raison de l’orientation sexuelle.

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Élément moins connu de cet épisode, il pèse aussi de tout son poids de garde des Sceaux pour obtenir de son collègue de l’Intérieur, Gaston Defferre, longtemps maire de Marseille et sans doute moins gay-friendly, la suppression des fichiers de police des homosexuels, qui permettaient trop souvent chantages et délations. Cette première victoire pour les gays amorça un début de changement du regard social sur les personnes LGBT. Et Robert Badinter sera de nouveau en première ligne lors de l’adoption du Pacs en 1999, puis du mariage pour tous en 2013(2).

2

Tous ces épisodes sont narrés dans un long entretien qu’il accorda en janvier 2020 au journaliste Dominique Thiéry, qui vient de paraître, in Robert Badinter. Pour la liberté d’aimer, Dominique Thiéry, éd. La Sirène, 96 pages, 10 euro.

Si les avancées en matière d’égalité des droits des personnes LGBT semblent aujourd’hui bien ancrées juridiquement, il faut néanmoins rester prudent sur ce point. Souvenons-nous du mot de Simone de Beauvoir prévenant qu’en cas de crise ou de remontée de la pensée réactionnaire, les droits des femmes seront parmi les premiers à être de nouveau attaqués.

On le voit aujourd’hui, notamment outre-Atlantique, en premier lieu sur l’avortement. Mais en ce qui concerne les autres « combats méconnus » de Robert Badinter, ils ont déjà été profondément menacés. L’état des prisons, les conditions de détention, les droits des détenus ne cessent d’être remis en cause et la France d’être condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme.

La loi anticasseurs qu’il avait supprimée semblerait certainement très « libérale » aujourd’hui.

Le droit pénal a depuis largement intégré nombre de dispositions ultra sécuritaires intégrant celles des « états d’urgence » successifs depuis les attentats, avec une réduction constante des protections juridiques des citoyens et des droits de la défense. Quant à la loi anticasseurs qu’il avait supprimée, elle semblerait certainement très « libérale » aujourd’hui par rapport aux pouvoirs des préfets et des forces de l’ordre lors des manifestations sur la voie publique, avec un maintien de l’ordre toujours plus militarisé. Emmanuel Macron, qui va prononcer aujourd’hui son discours pour accueillir Robert Badinter parmi « les grands Hommes » du Panthéon, ne mentionnera certainement pas tous ces engagements, qu’il a lui-même largement contribué à réduire quasiment à néant.

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