Mères des quartiers populaires : « Nous vivons la peur au ventre »
Présentes, actives, mais trop souvent accusées d’être démissionnaires ou responsables des dérives de leurs enfants, Samira, Fatiha et les autres témoignent ici de leur quotidien, entre surveillance et anxiété face au risque de violences policières.
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© Maxime Sirvins.
Samira, 50 ans, mère de 4 enfants, Strasbourg
Nous, les mamans, on y pense tous les jours. Quand j’étais petite, mes parents nous disaient déjà, à mes sœurs et frères et moi : « Faites-vous petits, ne vous faites pas remarquer. Si tu vois une bagarre, change de trottoir. » Cette peur a toujours existé, mais aujourd’hui c’est encore pire. Et maintenant, ce sont ces mêmes réflexes que je transmets à mes enfants. Inconsciemment, cette peur, on la leur passe. On apprend à nos garçons à éviter certains endroits, à rentrer tôt, à faire attention à comment ils s’habillent…
Modèle de baskets.
On a plus peur pour eux que pour les filles, parce que les premières cibles des violences policières, c’est eux. Pendant les émeutes, j’avais la boule au ventre chaque fois que mes enfants sortaient. Je leur répétais : « Tu vas à l’école et tu ne traînes pas. » C’était école-maison, maison-école, tous les jours. Les gens doivent comprendre ce qu’on vit. Quand on est noir, arabe, quand on porte un voile, une barbe, qu’on habite un quartier populaire, qu’on porte un jogging, des Tn (1)… la vie n’est pas la même. Le quotidien n’est pas le même. Je vis avec la peur qu’un jour le téléphone sonne et qu’on m’annonce le pire.
Fatiha, 50 ans, mère de 3 enfants, Saint-Denis
Ce qui m’inquiète le plus, c’est que parfois des jeunes sont contrôlés de manière injuste et violente, alors qu’ils n’ont rien fait. Je le dis souvent à mes enfants : faites attention à ce que vous faites, choisissez bien vos fréquentations, ne suivez pas les autres sans réfléchir. Je suis plus stricte sur les horaires de sortie, je veux qu’ils rentrent tôt.
Je pense souvent à Zyed et Bouna. Ça me rend triste, et surtout, ça me fait peur. Parce que je me dis que ça peut encore arriver. Et qu’on ne doit pas oublier. J’ai peur pour mes enfants. Comme beaucoup de parents, j’essaie de faire de mon mieux, même si ce n’est pas toujours facile. J’aimerais que la société comprenne ça : qu’on n’est pas seules, qu’on veut juste protéger nos enfants, leur offrir une vie meilleure et plus sûre.
Ce qui m’inquiète le plus, c’est que parfois des jeunes sont contrôlés de manière injuste et violente, alors qu’ils n’ont rien fait.
Madame X, 58 ans, mère de 5 enfants, Toulouse
Moi, je le dis clairement : je pose des règles à mes enfants. Comme dans tous les quartiers, on les prévient de tous les dangers. On répète : « Fais attention. Ne parle pas. Donne tes papiers. » Parce qu’on sait que ça peut basculer n’importe quand. Ce sont nos réalités. Ils les jettent à terre. Je vous parle de ce que je vois de mes propres yeux. Je ne veux pas que ça arrive à mes enfants, mais je ne m’inquiète pas que pour les miens.
On vit dans un quartier populaire, on est engagés dans une association justement pour aider les jeunes. On parle souvent entre mamans de cette peur au ventre qu’on a tous les jours. Même s’ils sortent une heure, on les harcèle de messages : « T’es où ? Tu rentres quand ? » Eux, ils nous disent : « Mais j’ai rien fait, pourquoi la police m’arrêterait ? » Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’ils sont déjà ciblés. Parce qu’ils viennent d’ici. On est français, comme les autres. Ce n’est pas parce qu’on vit dans un quartier populaire que le regard doit changer.
Les mamans dans les quartiers ne sont pas démissionnaires. On est là. Ce que nous voulons, en tant que mères, c’est simplement que nos enfants soient respectés par la police comme tout citoyen français — qu’ils ne soient pas fouillés ou contrôlés en fonction de la couleur de leur peau ou de leur tenue vestimentaire, dans leur propre pays.
Madame Y, 55 ans, mère de 4 enfants, Paris
Mon quotidien de mère, c’est vivre avec cette peur constante, être souvent angoissée. Je me suis battue pour mes enfants. J’ai fait des sacrifices énormes, humains et financiers. Pour éviter le pire, je leur demande d’être polis, de ne pas résister s’ils se font arrêter, de s’habiller correctement. Même avec toutes ces précautions, je sais qu’ils peuvent quand même être frappés. Ou pire : tués. Et ce qui est encore plus dur, c’est qu’il n’y a ni condamnation ni justice. Pour mes filles, c’est encore une autre charge mentale : le danger est partout.
On a vu défiler tous les gouvernements, de droite comme de gauche, et malgré ça, les victimes ne sont ni entendues ni protégées.
Même ceux qui sont censés les protéger peuvent représenter une menace. J’en viens parfois à me dire que mes enfants devraient partir. Pourtant, j’ai tout construit ici. J’ai toujours tout donné. Il m’est même arrivé, à mon grand regret, de ne pas les écouter, de freiner leurs élans, de restreindre leur liberté. Juste pour les protéger. Pour éviter qu’il leur arrive quelque chose.
Depuis Zyed et Bouna, on a l’impression que rien n’a changé. On a vu défiler tous les gouvernements, de droite comme de gauche, et malgré ça, les victimes ne sont ni entendues ni protégées. Alors on se pose des questions : comment sont formés les policiers ? Pourquoi la police tue ? Et au lieu de condamner les responsables, on interroge les parents. On leur demande pourquoi leurs enfants étaient dehors, pourquoi ils n’ont pas été « gardés ». Mais il y a des mères, des sœurs qui se sont investies dans ces luttes, et des associations qui les ont portées. Il faut leur tirer notre chapeau. Nos enfants ont le droit de vivre.
Madame Z, 48 ans, mère de 2 enfants, Saint-Denis
J’ai toujours été une mère inquiète mais, quand on vit dans un quartier sensible, cette inquiétude prend une autre dimension. Entre les 15 et 23 ans de mon fils, chaque fois qu’il passait la porte, j’avais la boule au ventre. Même sans mauvaises fréquentations, on sait que ça peut lui tomber dessus juste parce qu’il vient du quartier. Aujourd’hui, il a 26 ans et si, passé 21 heures, il est encore dehors, je ne suis pas tranquille. Les messages « T’es où ? », « Rentre tôt », « Fais attention » sont devenus automatiques.
Je pense que l’affaire Zyed et Bouna a marqué toute une génération et a forcément changé notre manière de voir les choses en tant que mères. Sur les évolutions de la société, honnêtement, je ne crois pas qu’il y ait de solution miracle. La violence monte partout, dans tous les milieux. C’est comme si, aujourd’hui, être perçu comme dangereux était devenu une mode chez les jeunes.
Entre les 15 et 23 ans de mon fils, chaque fois qu’il passait la porte, j’avais la boule au ventre.
Lamia, 52 ans, mère de 4 enfants, Montreuil
Pour être honnête, mes enfants n’ont jamais subi de violences policières, je pense que je mesure mal tous les risques auxquels ils peuvent être exposés. Le conseil que je leur donne : éviter les rassemblements, matchs de foot et manifestations. Face à la police ou aux agents de sûreté, je leur demande de rester calmes, même lors de contrôles parfois injustifiés. Je vis dans l’angoisse quand ils sortent : je veux qu’ils profitent de leur jeunesse, mais j’ai peur pour leur sécurité.
Je repense à 2005 et au bus brûlé dans notre quartier du Clos-Français. Ces souvenirs montrent qu’il faut continuer à entretenir la mémoire de Zyed et Bouna et à prévenir les jeunes. Que la société comprenne que, dans nos quartiers, les mères vivent avec la peur de ne pas voir leurs enfants rentrer à la maison, pas à cause d’une agression mais bien à cause d’un contrôle de police. On se méfie de tout, on en vient à les empêcher de vivre leur vie de futurs jeunes adultes.
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