En Essonne, des vies suspendues au rendez-vous de la préfecture

En Essonne, depuis 2022, la préfecture ne donne plus de premier rendez-vous pour les demandes d’aide exceptionnelle au séjour. Pour les étrangers concernés, saisir le le tribunal ne semble d’aucun recours.

Pauline Migevant  • 15 octobre 2025
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En Essonne, des vies suspendues au rendez-vous de la préfecture
Des travailleurs sans papiers réclament leur régularisation, à Paris, le 14 décembre 2024.
© Raphael Kessler / Hans Lucas / AFP

Régulièrement, Mody* se rend devant la sous-préfecture de l’Essonne à Corbeil en quête d’informations. Il observe les gens qui entrent et sortent du bâtiment et demande aux vigiles : « Pour les gens qui font leur demande de titre de séjour pour la première fois, c’est dans combien de temps ? » Un « garde avec des cheveux blancs » lui aurait répondu la dernière fois ce qu’on lui avait déjà dit : « Il faut attendre… trois ans, trois ans et demi. »

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Convoqué au guichet de la préfecture en mars 2023, son dossier n’avait pas été enregistré car un document manquait. La préfecture n’ayant pas voulu lui donner en direct un autre rendez-vous, il avait, comme tout le monde, fait une demande sur la plateforme en ligne Demarches-simplifiees.fr. Mais depuis, plus rien. Autour de lui, il a vu des gens donner de l’argent aux « escrocs » pullulant sur Facebook, des marchands d’espoir assurant pouvoir trouver des rendez-vous à la préfecture avant de « s’évaporer dans la nature ».

Le tribunal administratif de Versailles aurait été saisi de 750 requêtes pour des demandes de rendez-vous en 2023 et de 1 500 en 2024.

Lui a fait appel à une avocate. Il aimerait avoir, au moins, un récépissé pour trouver du travail. Surtout pour ses enfants, qu’il « ne peut pas nourrir ». Il est arrivé à Mody de bosser sans le déclarer – « des sales boulots » –, avec des patrons qui lui donnaient « 200 ou 300 euros par mois selon ce qu’ils décidaient ». Arrivé en France en 2012, il affirme que les galères « le poussent à bout ». Il le formule clairement : « Si ça continue comme ça, je vais me suicider. »

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« Pas d’urgence »

« La préfecture ne fait plus son travail et le tribunal de Versailles ne réagit pas. On ne sait concrètement plus quoi faire », souffle Marine Simon, l’avocate de Mody, dont les référés pour débloquer la situation n’ont pas abouti. Et Mody n’est pas le seul. D’après nos informations, le tribunal administratif de Versailles aurait été saisi de 750 requêtes pour des demandes de rendez-vous – tous titres compris – en 2023 et de 1 500 en 2024. « Depuis 2022, en Essonne, les étrangers n’arrivent pas à demander d’admission exceptionnelle au séjour », poursuit l’avocate.

Cette procédure de régularisation concerne les personnes qui n’entrent pas dans les catégories de séjour de plein droit, par exemple celles qui exercent un métier en tension. La loi ne prévoit rien quand les préfectures ne donnent pas de rendez-vous permettant de déposer les dossiers. « On a fait une cinquantaine de référés au tribunal, tous ont été rejetés car le tribunal a estimé qu’il n’y avait pas d’urgence », explique Patrick Berdugo, avocat qui assiste près de trente personnes en Essonne.

« Cette importante durée de traitement, pour déplorable qu’elle soit, concerne tous les étrangers » et n’est donc « pas de nature à justifier qu’il soit fait droit prioritairement à sa demande d’injonction de rendez-vous », estime par exemple le tribunal administratif de Versailles, en septembre 2024, pour un homme attendant un rendez-vous depuis plus de deux ans.

La préfecture ne fait plus son travail et le tribunal de Versailles ne réagit pas. On ne sait concrètement plus quoi faire.

M. Simon

Leur autre argument, ajoute Augustin Sauvadet, avocat en droit des étrangers, « est de dire qu’il n’y a pas d’urgence quand les gens sont déjà en situation irrégulière et qu’ils ont déposé leur demande de régularisation plusieurs années après leur entrée en France. Alors même qu’il n’est pas possible de déposer une demande de régularisation avant plusieurs années en France… »

Patrick Berdugo ajoute un autre élément : « Si le tribunal s’adonnait à faire respecter la loi, il se retrouverait avec des refus implicites de la préfecture à gérer. » « On ne juge pas en voulant couper court un flux, on juge en droit, estime-t-on du côté du tribunal. Si on reconnaissait que tout le monde était en situation d’urgence, ça ne ferait pas avancer les choses car tout est enlisé au niveau de la préfecture. Celle-ci ne serait pas en mesure d’exécuter nos décisions. »

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Lydia*, 18 ans, aurait aimé passer le permis plus tôt, partir en voyage cet été et, surtout, faire une alternance après son bac. Elle n’a pas pu, faute de rendez-vous à la préfecture après sa demande en février dernier. Elle demandait un titre de séjour, en attendant d’être naturalisée française. « Je suis née ici et je n’ai pas le droit à mes propres papiers », résume la jeune femme algérienne. Fanny Velasco, son avocate, a relancé la préfecture à six reprises par mail, envoyé deux courriers de mise en demeure ainsi qu’une demande d’indemnisation début septembre. Elle a également saisi le Défenseur des droits.

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La situation restant bloquée, elle a fini par saisir le tribunal, qui a ordonné à la préfecture de donner un rendez-vous à Lydia. « Même là, j’ai dû les relancer trois fois pour qu’ils répondent », soupire Fanny Velasco. Aux yeux de ses confrères, ce simple rendez-vous a des allures de victoire, obtenue grâce à un « très bon dossier ». Pour l’heure, Lydia a un récépissé. « On accorde la priorité notamment aux jeunes majeurs qui risquent de ne pas continuer leurs études et trouver d’alternance sans titre », glisse-t-on du côté du tribunal.

Si d’autres personnes ont obtenu des rendez-vous après avoir saisi le tribunal, c’est parce que leurs dossiers étaient sur le point d’expirer sur la plateforme, trois ans après y avoir été déposés. Une inaction aux conséquences dramatiques. Quand les étrangers attendent leur rendez-vous, ils ne sont protégés de rien. S’ils sont arrêtés par la police, ils peuvent recevoir une OQTF. Sollicitée, la préfecture de l’Essonne n’a pas répondu à Politis.

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« Ressenti de l’usager : négatif »

« Je suis en train de vivre une expérience très compliquée au niveau mental », écrit un homme en octobre 2023 sur le site Service publics +. « Ressenti de l’usager : négatif », affiche le site. 296 personnes ont vécu une expérience similaire, indique la page. L’homme écrit qu’en absence de rendez-vous, il risque de se retrouver en situation irrégulière. « Je ne sais plus quoi faire. » La préfecture dans une réponse « générée par une IA à 90 % et vérifiée par un agent » l’invite à envoyer des mails.

Quand les étrangers attendent leur rendez-vous, ils ne sont protégés de rien.

« Ces blocages pour obtenir un rendez-vous ne relèvent-ils que d’un problème de personnel ou d’une volonté politique ? », se demande Patrick Berdugo. « La seule solution est du côté des pouvoirs publics, estime-t-on au tribunal de Versailles, il faudrait mettre les moyens humains pour traiter les demandes. » Sollicitée, la préfecture de l’Essonne n’a pas répondu à Politis.

Face à l’obstruction de la préfecture, certains avocats conseillent à leurs clients de déménager dans un autre département. D’autres ne prennent plus de dossier dans l’Essonne. Augustin Sauvadet s’inquiète : « Aujourd’hui en France, du jour au lendemain, une préfecture peut décider de ne plus accepter les dossiers des étrangers sans aucune sanction. »

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