1995 : genèse d’une contestation sociale historique
Loin d’être un simple sursaut corporatiste, la mobilisation massive survenue en 1995 s’enracinait dans une décennie de luttes politiques, syndicales, étudiantes pour défendre les services publics et la justice sociale.
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© Georges GOBET / AFP
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Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique 1995, l’année où le syndicalisme s’est réinventé Les grèves de 1995 en images 1995 : une révolte fondatriceÀ première vue, rien ne laissait présager la mobilisation de l’hiver 95. La chute du mur de Berlin en 1989 et la dislocation du bloc socialiste semblent avoir inscrit le monde dans le récit de la « fin de l’histoire », selon les mots de Francis Fukuyama : l’économie de marché aurait triomphé, le capitalisme serait l’horizon indépassable. En face, la gauche, communiste ou sociale-démocrate, se trouve dans une crise de perspective. L’échec de l’expérience communiste et le tournant libéral pris par la social-démocratie semblent oblitérer toute avancée politique et sociale.
L’heure est à la dérégulation et aux privatisations, tandis que les grands conflits sociaux paraissent suspendus. Même l’usine Renault à Boulogne-Billancourt, longtemps considérée comme la forteresse ouvrière, a fermé ses portes en 1992, comme un symbole de l’entrée dans l’ère de la précarisation et du recul des droits collectifs. Mais ce tableau reste partiel : les fractures persistent et les mobilisations continuent.
Dès 1992, le référendum sur le traité de Maastricht rouvre à l’échelle européenne le débat sur l’alternative politique. Face à un projet communautaire de mise en compétition et de casse des modèles sociaux, la campagne fédère les partisans d’une Europe antilibérale et divise la gauche. Le « non » échoue de peu, mais la mobilisation s’enracine, rapprochant diverses forces sociales, communistes, socialistes, écologistes ou souverainistes de gauche.
L’exigence de ruptures
Depuis la victoire contre le projet de loi Devaquet en 1986, l’école et l’université demeurent au cœur du remodelage social. Au début des années 1990, le gouvernement Balladur dégaine plusieurs réformes précarisant l’entrée des jeunes sur le marché du travail et s’attaquant à l’université publique. La plus emblématique, le contrat d’insertion professionnelle (CIP) de 1993, instaure un « Smic jeune » à 80 % du salaire minimum, mettant les jeunes diplômés en concurrence avec leurs parents.
La riposte, à l’appel de l’Unef et de l’Unef-ID, est immédiate : mobilisations massives des étudiants bientôt soutenus par les syndicats, violences policières, puis retrait du projet en mars 1994. Le 16 février, un million de personnes manifestaient contre la loi Falloux et pour la défense de l’école publique.
L’émergence de SUD PTT en 1988 marque une rupture au sein du syndicalisme français.
L’émergence de SUD PTT en 1988 marque une rupture au sein du syndicalisme français. Il expérimente un syndicalisme autogestionnaire et démocratique, résistant à la marchandisation et fondé sur l’unité des luttes. Autour de lui se forment des réseaux, dont Agir ensemble contre le chômage ! (AC !), né en 1993 à l’initiative de syndicalistes, d’intellectuels et de militants de la gauche critique, pour répondre à l’urgence du chômage de masse et de la précarité.
La FSU, créée en 1993 de la rupture avec la FEN, naît également du refus des politiques libérales dans l’éducation. Héritière des traditions combatives du mouvement enseignant, elle veut refonder un syndicalisme de lutte, démocratique et porteur d’un projet social alternatif. Sa naissance, en pleine mobilisation contre le CIP, symbolise ce renouveau syndical, et elle devient rapidement la première fédération de l’Éducation nationale.
À la même époque, la CGT interroge ses liens avec le Parti communiste et la Fédération syndicale mondiale (FSM), et entame un dialogue inédit avec le mouvement social et la jeunesse, engageant un travail avec l’Unef et l’Unef-ID sur le droit des stagiaires. Ce tissage patient de rapprochements ponctuels préfigure l’unité sociale qui se manifestera à l’hiver 1995. Le début des années 1990 est aussi traversé par de nouvelles formes d’engagement dont certaines sont apparues dès la fin des années 1980 : luttes contre le racisme, le sida, le chômage ou le mal-logement, et qui ont su évoluer pour permettre aux plus précaires de s’organiser de manière visible et structurée.
On assiste à la politisation de l’exclusion, à la transformation des laissés-pour-compte en sujets politiques.
Fin 1994, avec le soutien de personnalités telles qu’Albert Jacquard, Jacques Gaillot, Jacques Higelin et Léon Schwartzenberg, ces forces nouvelles participent à l’émergence de Droits devant !!, qui lance l’Appel des « sans » et marque la fin du monopole du caritatif au profit d’un militantisme social offensif, qui articule dignité, droits et action collective. On assiste à la politisation de l’exclusion, à la transformation des laissés-pour-compte en sujets politiques et à l’émergence d’un front des luttes sociales contre le chômage, la misère ou la marchandisation du logement. Au printemps 1995, une manifestation rassemble 30 000 personnes à Paris.
La Conférence mondiale des femmes de Pékin, tenue début septembre, remet la question féministe au premier plan du mouvement social. Elle traverse novembre et décembre, constituant l’un des marqueurs forts de cet hiver de luttes. La manifestation du 25 novembre autour du droit à l’avortement, de l’égalité professionnelle et de la liberté de choix de vie rassemble 40 000 personnes.
Là encore, la maturation revendicative est renforcée par la montée de l’extrême droite, les attaques anti-IVG et les menaces sur le droit à l’emploi des femmes. Ce mélange de luttes sociales et de revendications sur l’égalité et l’accès aux droits introduit une radicalité nouvelle, fondée sur la solidarité et la démocratie directe, et pose les bases d’un mouvement unitaire.
Le plan Juppé comme catalyseur
La victoire de Jacques Chirac a installé un climat de tensions sociales. Le thème de la « fracture sociale », central pendant la campagne présidentielle, est rapidement abandonné après l’élection. Les premières décisions gouvernementales lancent une vague de privatisations et instaurent la rigueur budgétaire.
Cette offensive sociale s’accompagne d’une montée de la répression sécuritaire, qui s’amplifie après l’attentat revendiqué par le Groupe islamique armé (GIA) dans le RER B, le 25 juillet 1995. La colère grandit tandis que la gauche, malgré sa défaite à la présidentielle, amorce sa recomposition et jette les bases de l’unité qui donnera naissance à la gauche « plurielle ».
L’annonce du plan Juppé en novembre agit alors comme un catalyseur. Alors que les étudiants sont en grève depuis début octobre pour exiger des moyens supplémentaires pour l’Université, il projette une série de mesures touchant simultanément l’ensemble des secteurs sociaux : allongement de la durée de cotisation pour les fonctionnaires, réforme des régimes spéciaux, étatisation du budget et restrictions sur la Sécurité sociale, compressions dans les services publics et renforcement de la logique de privatisation.
Les mobilisations fragmentaires se transforment alors en une dynamique collective et unitaire, où se structurent à la fois revendications et méthodes de lutte. Elle combine jeunesse et « sans », étudiants et salariés, syndicats traditionnels et organisations émergentes, où le social et le politique deviennent indissociables. Défendre le droit à l’éducation, la protection sociale et le service public relève autant de la justice que d’un projet de société.
La déception causée par la gauche plurielle, incapable de répondre aux exigences populaires, conduit au « choc » du 21 avril 2002.
Cette convergence est renforcée par l’ampleur du mouvement. Très largement dominé par les salariés du public, qui ont lancé le mouvement avec l’appel des sept fédérations de fonctionnaires à la grève générale du 10 octobre, il bénéficie d’un soutien massif de la population.
L’expression « grève par procuration » apparaît alors dans les médias pour décrire le soutien des salariés du privé qui ne parviennent pas à rejoindre le mouvement, révélant pour la première fois l’étendue du recul syndical. Il est dû aux restructurations dans des secteurs clés qui formaient les bastions de lutte et aux effets du néolibéralisme triomphant qui a fait éclater les collectifs professionnels, individualisé les statuts et les relations de travail, qui ont amené vers un point de bascule confirmé lors des luttes suivantes, dès le conflit des retraites de 2003.
Sur le plan syndical, le mouvement social de 1995 se solde par une demi-victoire défensive, marquée par cette absence du privé. L’échec à tirer les leçons stratégiques de cette limite conduit à une succession de défaites ultérieures (2003-2023). Il s’accompagne toutefois de la montée d’autres formes de mobilisations, sans cependant rétablir les rapports de force. Politiquement, 1995 provoque la défaite de la droite deux ans plus tard, mais la déception causée par la gauche plurielle, incapable de répondre aux exigences populaires, conduit au « choc » du 21 avril 2002 et ramène la droite au pouvoir.
Sur le plan des idées, 1995 voit s’imposer des figures telles que Pierre Bourdieu et la mise à mal de la « deuxième gauche » libérale. Le mouvement inspire de nouveaux courants critiques comme Attac ou la Fondation Copernic. Mais si la Fondation Saint-Simon se saborde en 1999, elle le fait avec le sentiment du devoir accompli, celui d’avoir converti la social-démocratie au social-libéralisme. La crise de 2008 achèvera de révéler la réalité du modèle néolibéral, qui continue pourtant de s’imposer de manière autoritaire, faute de contre-pouvoirs solides et d’un horizon émancipateur unifiant.
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