Narcotrafic : l’impasse de la répression

Dans une longue enquête internationale, les documentaristes Christophe Bouquet et Mathieu Verboud retracent l’histoire du trafic international des drogues, qui gangrène aujourd’hui l’économie et la paix civile de nos démocraties.

Olivier Doubre  • 24 novembre 2025 abonné·es
Narcotrafic : l’impasse de la répression
© Colin Davis / Unsplash

Narcotrafic, le poison de l’Europe, Christophe Bouquet & Mathieu Verboud, La Découverte, 240 pages, 20 euros.

Depuis une dizaine de jours, on ne parle que de ça. L’assassinat de Mehdi Kessaci, frère cadet d’Amine, militant écolo engagé contre le narcotrafic, a provoqué une indignation nationale. Le ministre de l’Intérieur Laurent Nuñez a qualifié l’homicide de « crime d’intimidation » alors que les enquêteurs restent prudents et parlent de « pistes privilégiées ».

Des rassemblements en hommage à ce jeune homme de 20 ans, fauché par des tirs en plein jour dans une rue de Marseille, ont eu lieu samedi 22 novembre dans de nombreuses villes de France et, dans la cité phocéenne, en présence de nombreux élus nationaux. L’extrême droite s’y est faite très discrète. La famille du défunt, déjà endeuillée cinq ans plus tôt par le meurtre de Brahim, le frère aîné, qui renforça l’engagement d’Amine dans la lutte contre le narcotrafic, avait exprimé sa volonté de ne pas la voir se joindre au rassemblement.

Les enquêtes de Roberto Saviano, journaliste et écrivain napolitain qui, dès son adolescence, a dénoncé l’emprise de la Camorra, documentent ce véritable « poison de l’Europe » depuis de longues années et la parution de son premier ouvrage, Gomorra. Sous protection policière depuis près de vingt ans, de passage en France pour un prix littéraire qui lui a été décerné, il a apporté son soutien à Amine Kessaci.

Le problème est mondial, puisque les violences frappent depuis longtemps les pays d’Amérique latine, d’Amérique du Nord, l’Afrique, aujourd’hui l’une des routes d’acheminement des drogues vers l’Europe, et l’Asie. Mais les documentaristes Christophe Bouquet et Mathieu Verboud ont choisi de se limiter à l’Europe, et se sont lancés dans une longue enquête sur ce « poison » se répandant partout sur ses territoires.

« Guerre sans fin »

En deux parties, toujours disponibles sur Arte.tv, leur film dresse le tableau de cette « guerre sans fin », où les démocraties européennes semblent se débattre vainement face à une « hydre » à mille têtes, ennemi insaisissable toujours en capacité de se métamorphoser pour mieux s’adapter aux coups que les États tentent de lui porter. Ils ont développé, mieux sourcé et référencé leur recherche dans un ouvrage encore plus précis.

Les documentaristes font simplement le constat que la prohibition ne parvient à aucun résultat d’ampleur, en dehors de coups portés ponctuellement.

Il peut y avoir un aspect déprimant à se pencher sur un tel panorama, décrit avec soin, où les bons semblent toujours perdre face aux méchants. Trop puissants, trop terrifiants, trop riches, les narcotrafiquants paraissent toujours capables de dépasser la répression qu’on tente de leur opposer. Et les États européens, démocratiques, de n’être que des Sisyphe, écrasés par leur fardeau, ne parvenant même pas à gravir les premiers mètres de la montée, retombant derechef.


Capture d’écran de Narcotrafic, le poison de l’Europe, sur Arte.

Les auteurs rendent compte de nombre d’épisodes montrant les capacités d’adaptation des trafiquants, chaque route d’approvisionnement frappée les conduisant à en ouvrir une autre, avec toujours un temps d’avance. Les documentaristes font simplement le constat que la prohibition ne parvient à aucun résultat d’ampleur, en dehors de coups portés ponctuellement.

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Mais il y a pire. La prohibition empêche tout contrôle de qualité et de sûreté des produits pour les consommateurs. Or, comme l’a montré le sida jadis, les infections liées à l’usage peuvent toujours se propager dans la population « générale ». Il existe donc bien un problème de santé publique, mais le coût de la prohibition ne laisse que des financements dérisoires à la prévention de l’usage. En outre, les saisies ne font que maintenir la raison d’être des trafiquants. En effet, à l’exemple de la cocaïne, produit le plus lucratif et phare de tous les trafics aujourd’hui, la production a un prix très faible, marginal dans l’économie générale des échanges interdits.

La prohibition est supposée, depuis la « guerre à la drogue » déclarée par Nixon en 1971, lutter contre l’offre pour faire monter les prix. « Or c’est l’inverse qui se produit : c’est l’offre qui excède structurellement la demande », comme le souligne un chercheur argentin, Damian Zaitch, fin connaisseur de ce « marché » particulier, « les confiscations ne font qu’alimenter la production ». Et de constater qu’en dépit d’une hausse des saisies, le prix du gramme de cocaïne est, de façon insolente, relativement stable. Quand il ne diminue pas.

La répression est la meilleure chose qui puisse arriver au business criminel. Elle garantit son existence et son profit.

Les deux auteurs invitent donc à repenser cette prohibition qu’ils qualifient de « combat sans issue », voire de « guerre symbolique ». Car le prix n’a rien à voir, ou de façon minime, avec le coût de production et de transport (corruptions comprises, qui, elles, ne font qu’augmenter, à la marge) : il n’est qu’une commission sur le risque induit par la prohibition – et les peines encourues, sans cesse aggravées.

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Pire : « Cette répression est la meilleure chose qui puisse arriver au business criminel. Elle garantit son existence et son profit. Et la façon dont nous traitons les drogues et la cocaïne est, en un sens, criminelle parce qu’elle crée de la violence. […] Avec la saisie, quelqu’un a perdu beaucoup d’argent ou doit rembourser cet argent, ce qui entraîne une vague supplémentaire de conflits entre criminels, donc un accroissement de la violence. »

Sortir du paradigme

Mais alors, que faire ? « Nous devons apprendre à vivre dans des sociétés qui consomment des drogues », affirment Christophe Bouquet et Mathieu Verboud. Lors de la prohibition de l’alcool aux États-Unis, dans les années 1920, on avait déjà pu constater la hausse constante des violences et sauvageries liés au trafic, de la corruption, malgré la mobilisation intense des forces de l’ordre.

Roosevelt, homme droit s’il en fut, s’est résigné en 1933, dès son arrivée à la Maison Blanche. Aujourd’hui, malgré le niveau de violences et de corruption atteint, les dégâts sociaux induits parmi la jeunesse et au-delà, l’offre restant disponible, ceux qui veulent consommer trouveront n’importe où le produit désiré.

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Et il faut, comme l’expliquent dans l’ouvrage certains policiers ou douaniers américains, belges ou néerlandais, « sortir du paradigme de la guerre contre la drogue, en inventer un autre qui tienne compte du fait que la consommation ne diminue pas ». Cesser donc la traque des petits dealers, source de violences ensuite. Il faudrait « concentrer la répression sur les entrepreneurs les plus violents, tandis qu’une certaine forme de tolérance, même si elle reste implicite, pourrait être accordée à ceux qui vendent de la drogue sans engendrer la violence ».

Apaiser. D’abord. Et arrêter cette spirale de fusillades dans nos rues.

On a mis en place, face à l’urgence sanitaire de l’épidémie de sida, des politiques de réduction des risques liés à l’usage de drogues. Pour endiguer l’épidémie, sa propagation dans la population et protéger la santé des consommateurs. Il s’agit aujourd’hui de réduire les dommages liés au trafic. Pour réduire les violences, la corruption, maintenir la paix sociale, prévenir les tentations autoritaires. Apaiser. D’abord. Et arrêter cette spirale de fusillades dans nos rues.

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Idées
Temps de lecture : 7 minutes