« J’étais bloquée face à son pouvoir de médecin »

Julia* fait partie des nombreuses patientes qui accusent le médecin gynécologue, Phuoc-Vinh Tran, de viols et d’agressions sexuelles. Treize ans après les faits, elle souhaite prendre la parole pour dénoncer les dégâts que causent les lenteurs de la justice.

Hugo Boursier  • 25 novembre 2025 abonné·es
« J’étais bloquée face à son pouvoir de médecin »
Manifestation féministe, le 8 mars 2023, à Paris.
© Lily Chavance

Elles pensaient se rendre à un rendez-vous de routine, obtenir des conseils, des recommandations, un renouvellement de pilule, une palpation, un frottis – une pratique toujours intime, souvent douloureuse, parfois gênante si le médecin est un homme – mais habituelle. Finalement, la consultation était « tout sauf un examen médical », comme le résume l’une des victimes citées dans ce que beaucoup considèrent comme « la plus grande affaire des violences gynécologiques ».

Dans l’ordonnance de mise en accusation du Dr Phuoc-Vinh Tran, du 3 mars 2025, que Politis a pu consulter, les paragraphes qui décrivent en quelques lignes les auditions des plaignantes noircissent près de quarante pages. Ils renseignent sur la manière dont le médecin gynécologue qui a exercé pendant trois décennies dans le Val d’Oise, aujourd’hui à la retraite et placé sous contrôle judiciaire, aurait commis des violences sexuelles sur de nombreuses patientes pendant des années.

Si le docteur nie les faits, il reste accusé de 92 viols et 25 agressions sexuelles, avec plus de 130 plaintes, dont certaines prescrites ou partiellement prescrites. Dans ses conclusions, la juge, Anaëlle Prade, affirme que « l’autorité naturelle et morale qui découle du statut professionnel du mis en examen a nécessairement exercé sur les patientes une forme de contrainte, en se remettant pleinement au docteur Phuoc-Vinh Tran lors de ses consultations, qui avait ainsi la libre disposition de leur corps. »

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Un dossier emblématique, par le nombre important de victimes, de patientes appelées (7500 en dix ans, selon la justice) et par les pratiques abusives qui semblent faire système pour le médecin, dont plusieurs de ses collègues avaient été alertés, mais n’ont rien fait. Mais aussi par la lenteur de la justice, après douze ans d’enquête et d’innombrables reports de procès – désormais fixé au milieu de l’année 2027, faute d’avoir une cour suffisamment grande pour accueillir les victimes, leurs familles, les parties civiles, le personnel judiciaire et les journalistes.

Une raison « lunaire », pour Julia*. Mineure à l’époque où elle se rend à son premier examen gynécologique, en 2012, la désormais trentenaire revient sur les dégâts qu’ont causé ces années d’attente, sans nouvelle, à part l’assurance que plein d’autres femmes étaient concernées.

Treize ans après les faits, pensez-vous avoir été écoutée ?

Julia* : Écoutée, non. Si c’était le cas, la justice aurait fait son travail depuis bien longtemps. Quand on entend les gens mais qu’il n’y a pas de décision de justice ensuite, cela veut dire qu’on ne les prend pas en compte. Tout simplement. La raison évoquée pour justifier le report du procès, ce sont ces travaux qui doivent être faits dans la cour. Nous sommes donc plus d’une centaine de victimes à attendre que les travaux se terminent. Pas de travaux, pas de justice. C’est un argument vraiment dérisoire. En toute impunité, on peut commettre des crimes et attendre qu’on agrandisse une pièce pour pouvoir être jugé. Quand on voit que ce docteur a pu continuer à exercer après toutes ces années. Dès la première alerte, il aurait dû cesser son activité.

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Le docteur Tran est accusé davoir abusé de lautorité conférée par ses fonctions. Le statut de médecin a-t-il engendré des remises en question de votre témoignage par vos proches ?

J’étais très jeune quand j’ai subi ce viol. J’avais 17 ans. Je suis allé voir un gynécologue sur les conseils de ma mère. C’était la première fois que j’en consultais un. Elle n’avait pas conscience de la gravité des choses. Moi-même, je n’étais pas vraiment sûre de ce qu’il s’était passé. C’était très traumatisant pour moi. Lorsque j’ai parlé à ma mère des attouchements que j’avais subis, elle n’a pas pris la mesure de mon expérience parce qu’elle ne pouvait pas se douter un seul moment qu’un gynécologue, un médecin pouvait agir de cette manière.

Avec la réouverture du dossier, je me reprends une claque en pleine gueule.

Personne, dans ma famille, ne se doutait de l’ampleur de ce que j’avais vécu. Et puis ma mère a commencé à s’interroger quand elle a compris que j’en parlais à plusieurs reprises. On est allées voir mon médecin généraliste de l’époque, qui nous a répondu : « Oui, il est connu des médecins pour avoir ce genre de gestes déplacés, c’est pas nouveau. Mais on peut rien faire, on l’a déjà signalé à l’Ordre [des médecins] et on ne peut rien faire de plus. »

Comment avez-vous réagi, à ce moment-là ?

J’étais à peine majeure, j’ai acquiescé. Je suis retournée à ma vie et j’ai essayé de vivre avec ce traumatisme. Les dégâts sont encore bien présents. Il y a quelques jours encore, je me suis mise à pleurer. J’ai l’impression que quand on veut me faire un câlin, on veut abuser de moi. Avec la réouverture du dossier, je me reprends une claque en pleine gueule.

Comment avez-vous appris quune enquête avait été ouverte ?

Deux ou trois ans après les faits, les enquêteurs ont appelé chez moi pour me dire qu’une enquête avait été ouverte concernant des faits de violences qu’aurait commis cet homme. On m’a demandé si je voulais porter plainte. J’ai répondu : « Oui, bien sûr ». J’ai déposé plainte et les enquêteurs m’ont dit ensuite qu’ils allaient faire le nécessaire. Sans nouvelle par la suite, ma famille et moi-même pensions, peut-être un peu naïvement, qu’il avait dû être placé en prison, ou que le procès avait eu lieu sans qu’on soit informées.

J’ai essayé de vivre en mettant cette expérience sous le tapis.

J’ai essayé de vivre en mettant cette expérience sous le tapis. Il y a quelques années, mon avocat m’a appelé pour me dire que l’enquête avait été relancée. On a appris que ce docteur avait continué à faire des remplacements après la fermeture de son cabinet. Je n’ose imaginer le nombre de victimes. Mais le dossier a pris cette ampleur grâce à l’action de mon avocat, Me Franck Levy, que je tiens à remercier.

Que ressent-on quand on apprend que lon appartient à une communauté de victimes ayant subi des violences de la part du même agresseur ?

On ne remet plus en question ce que l’on a ressenti. Cette pensée qui s’installe et qui essaie de vous dire que « ce n’était peut-être quun médecin maladroit » disparaît. On se dit : « Oui, jai été agressée. » C’est choquant parce qu’on se dit que cet homme a commis ces actes pendant tant d’années. Et que ça n’a jamais été entendu. Et en même temps, on se dit qu’on n’est pas seules. Que c’est vrai, ce qu’on a vécu.

Dans les documents du dossier judiciaire que lon a pu consulter, les mots de « honte », « remise en question », « amnésie traumatique » reviennent souvent. Par quels états êtes-vous passée après treize ans ?

On est des victimes et, pour autant, on a ce sentiment de honte. Plein de fois, je me suis dit : « Pourquoi je n’ai pas réagi ? » À l’époque, je suis restée tétanisée. Je tremblais. J’étais bloquée face à son pouvoir de médecin. Je me disais que j’étais faible. Aujourd’hui, je ne sais pas si je suis capable de reconstruire cette partie-là de ma vie. Ce qui a pu m’aider, c’est que j’en ai beaucoup parlé à mes amies. Et je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de femmes qui subissent des viols et des agressions sexuelles. Autour de moi, peut-être une ou deux n’en ont pas subi. C’est affligeant. On ne peut pas guérir de ça. Dans mon cas, c’est quelque chose qui est ancré. Pour l’instant, je n’arrive pas à vivre sans y penser.

Une condamnation aura forcément un impact pour nous toutes, victimes.

La justice peut-elle avoir ce rôle de réparation, selon vous ?

S’il était reconnu coupable et qu’il allait en prison, oui, je pense. Pour moi en tout cas. Je me sentirais vraiment entendue. Parce que quand on a commis un crime et que l’auteur reste libre, on se sent forcément délaissée. Une condamnation aura forcément un impact pour nous toutes, victimes. Qu’il finisse au moins ses jours là-bas.

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Au-delà du Dr Tran, dautres personnes ont pu être mises au courant des signalements de ses patientes. Y a-t-il dautres responsables que ce gynécologue, selon vous ?

À partir du moment où l’Ordre des médecins est tenu au courant de ses agissements, on est au plus haut de la chaîne de responsabilité. On ne peut rien faire de plus. C’est démoralisant. On n’a pas tellement envie de se battre si l’on sait que la hiérarchie couvre de telles violences.

Quest-ce qui a changé dans votre rapport au milieu médical ?

Plein de choses. Je n’ai jamais pu consulter un gynécologue homme. En urgence un jour, j’ai dû en voir un, j’étais dans un état d’angoisse terrible. Et, ironie du sort, quand j’ai accouché, une pédiatre portait le même nom que lui, ce qui m’a réveillé d’importants traumatismes. Je n’ai plus confiance envers les médecins, sauf si j’ai été les voir plusieurs fois, en étant sûre qu’il s’agissait de personnes bienveillantes.

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Ces dernières années, les violences gynécologiques ont été davantage médiatisées. Comment réagissiez-vous lorsqu’elles devenaient un sujet de débat public ?

Je sais que d’autres gynécologues ont été poursuivis, mais je n’ai pas vraiment voulu en savoir plus. Comme je n’étais pas entendue pour ce que j’avais subi, cela me blessait plus qu’autre chose. J’avais l’impression qu’il fallait avoir un certain pouvoir pour faire entendre sa voix. Que si on était en bas de l’échelle, dans une petite ville, sans trop d’argent, on ne pouvait pas être écoutée.

Je veux éduquer mon fils pour qu’il ne soit pas violent.

Avez-vous quelque chose à préciser et que lon naurait pas abordé ?

J’aimerais que tout cela soit enfin derrière moi. Je voudrais qu’il soit jugé. Je voudrais qu’il ne puisse pas être libre après tout ce qu’il a commis. C’est une honte de la justice française de mettre autant de temps à juger les violences faites aux femmes. Les conditions de vie des femmes commencent à être entendues, mais on reste parfois dans les années 1950. Il faut voir le nombre de violences au quotidien qui sont perpétrées contre les femmes sans qu’il y ait de changement de société. Je compte sur la future génération. Et j’essaierai de tout faire pour que mon petit garçon de trois mois respecte les femmes. Mais notre génération, je pense qu’elle est perdue.

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Comment les violences que vous avez vécues ont-elles bousculé la façon dont vous voulez éduquer votre fils ?

Le problème vient de l’éducation qui a été inculquée à tous ces hommes. Ce n’est pas aux femmes de changer. J’ai eu de la chance d’avoir grandi dans un univers féminin, avec un père qui restait très impliqué et qui a toujours été respectueux. Je veux éduquer mon fils pour qu’il ne soit pas violent.

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