Masculinités : on ne naît pas violent, on le devient

Le retour annoncé d’Adrien Quatennens à l’Assemblée nationale en janvier divise La France insoumise, la gauche et l’opinion. Et pose la question du retour en société des hommes condamnés pour violences conjugales.

Hugo Boursier  • 27 décembre 2022
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Masculinités : on ne naît pas violent, on le devient
Le collectif « NousToutes » devant le Palais de Justice de Lille, où se jugeait l'affaire Quatennens, le 13 décembre 2022.
© Sameer Al-DOUMY / AFP.

Sa décision continue de choquer. Revenir sur les bancs de l’Assemblée nationale dès le mois de janvier, en tant que non-inscrit, alors que ses quatre mois de prison avec sursis ne sont pas écoulés et que son stage de responsabilisation sur les violences faites aux femmes ne sera pas encore réalisé : la stratégie d’Adrien Quatennens divise la France insoumise, déjà fragilisée par une réorganisation très controversée de l’appareil politique.

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Preuve que le retour en société des hommes condamnés pour violences conjugales est un sujet irrésolu, de nombreux comités locaux de « Jeunes Insoumis », réclamant la démission d’Adrien Quatennens, ont gelé leurs activités militantes. C’est le cas pour une vingtaine de villes (Poitiers, Lyon, Montpellier, Bordeaux, Le Havre, Valenciennes, Strasbourg…) ainsi que pour le Discord Insoumis, l’espace militant numérique affilié à la FI qui compte 17 500 membres. Une tribune parue dans Le Monde ce 26 décembre, signée par plus de mille militantes et militants de LFI et de la Nupes, s’insurge contre le retour annoncé du député dans les rangs des Insoumis.

Une « grève » ou une colère qui fait écho aux commentaires indignés de plusieurs élues du mouvement, comme ceux de Clémentine Autain, Aurélie Trouvé ou l’eurodéputée Manon Aubry.

Face à ces réactions, des pétitions ont vu le jour pour défendre le député et dénoncer notamment « l’acharnement politique » (voir ici, par exemple).

Démission ou inéligibilité

En tant que représentants de la nation, les élus doivent-ils abandonner leur mandat lorsqu’ils sont accusés pour violences de genre ? Pour l’ancienne collaboratrice parlementaire et initiatrice de l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles en politique, Mathilde Viot, « la question de l’inéligibilité se pose pour une période donnée, et non à perpétuité. De fait, exiger de la pureté aux élus n’est pas souhaitable ». « Les féministes ne veulent pas de mort sociale », ajoute-t-elle. Et d’être rejointe par l’avocate Elodie Tuaillon-Hibon, qui considère que la démission doit être « une règle constitutionnelle » pour les élus visés par une procédure judiciaire, quelle qu’elle soit.

L’attitude du numéro 2 de la France insoumise sur BFM, le 14 décembre, constitue, selon Mathilde Viot, une « occasion manquée pour la gauche institutionnelle » de réfléchir à la manière dont les hommes peuvent tenter de se défaire des logiques de domination patriarcale.

La violence, ce n’est pas comme la rougeole. Il ne suffit pas de l’avoir pour en être immunisé.

Le fait qu’Adrien Quatennens explique que son « tribunal personnel a fonctionné » parce qu’il « regrette » son geste a particulièrement sidéré Elodie Tuaillon-Hibon. « Comme si c’était une affaire de conscience individuelle. Il aurait pu déclarer : « Je suis un violent conjugal, j’ai des problèmes avec la culture de la domination masculine ». Là, il n’y a rien qui va. »

« D’ailleurs, la condamnation pénale ne se résume pas à une ‘ardoise magique’ qui efface tout. Et la violence, ce n’est pas comme la rougeole. Il ne suffit pas de l’avoir pour en être immunisé », souffle l’avocate au barreau de Paris.

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Une remarque qui questionne la possibilité d’être « soigné » des maux du patriarcat quand on est un homme. Lorsqu’il y a condamnation, les regards sont rivés sur la justice, qui doit à la fois réprimer mais aussi réparer.

« L’orientation procédurale choisie par le parquet, la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, implique par définition une reconnaissance des faits par le prévenu. Pourtant les interventions médiatiques d’Adrien Quatennens interrogent sur sa reconnaissance pleine et entière et sa compréhension des faits pour lesquels il a été condamné » explique Zoé Royaux, porte-parole de la Fondation des Femmes.

Les interventions médiatiques d’Adrien Quatennens interrogent sur sa compréhension des faits.

Un décalage qui pousse la juriste à se demander s’il a bien saisi le sens de sa peine. Surtout lorsque les arguments qu’il utilise relèvent du lexique habituel des hommes condamnés pour violences conjugales.

Changer les hommes

C’est ce que constate le sociologue Mathieu Trachman, qui a enquêté sur les hommes accusés ou condamnés pour ce type de faits. Se reconnaître comme un homme violent est une première étape que les intéressés franchissent rarement.

« Dans un contexte de forte dénonciation des violences sexistes et sexuelles, les résistances masculines à se considérer comme violents sont massives », analyse-t-il. « Chez beaucoup d’hommes accusés ou condamnés, il y a la volonté de réduire une situation de violence à un incident isolé, alors que pour la victime, elle a duré pendant plusieurs mois voire plusieurs années. »

ZOOM : La séparation, un contexte propice aux violences conjugales

Le contexte de séparation à l’initiative de la conjointe favorise aussi cet empressement à minimiser les faits. Une enquête de l’Ined montre qu’« un tiers des femmes qui se sont séparées dans l’année déclarent des violences ». Près de 20% indiquent « des atteintes fréquentes ou graves et des violences très graves subies juste avant la séparation », et 16% des « violences qui restent multiformes, y compris sexuelles », après la séparation.

Une minimisation que Mathieu Trachman a pu retrouver dans son suivi des groupes de parole organisés par les services pénitentiaire d’insertion et de probation ou par des associations mandatées. Ce type de dispositifs propose, depuis la loi du 4 août 2014, des stages de responsabilisation ou des programmes de prévention de la récidive. C’est ce que va entreprendre Adrien Quatennens après ses quatre mois de prison avec sursis, à la demande de LFI.

Il faudrait aussi suivre des hommes qui ne sont plus sous-main de justice pour savoir s’ils ont évolué.

Pour Mathilde Viot, ces programmes sont « des outils qui restent défaillants », notamment parce que « les hommes justifient souvent leur comportement dans des élans de virilité collective lorsqu’ils sont en groupe ». Mathieu Trachman, lui, considère que la question de l’efficacité est difficile à évaluer. Le seul critère de la récidive n’est pas suffisant. « Il faudrait aussi suivre des hommes qui ne sont plus sous-main de justice pour savoir s’ils ont évolué : or ces études sont très difficiles à mener », déplore-t-il.

Rapports de domination

Une réserve partagée par la sociologue Delphine Griveaud, qui travaille sur la justice restaurative en matière de violences conjugales. « C’est une illusion de penser que ces dispositifs individualisés peuvent changer durablement les auteurs. Si entre temps les normes qui régissent la société ne sont pas renversées, alors elles continuent de rendre admissible à un homme qui a pourtant réalisé son stage, de reproduire des formes de violences masculines » explique-t-elle.

Surtout, ces groupes de parole ne questionnent pas les rapports systémiques de domination. L’attention est portée sur la responsabilité individuelle marquée par une « psychologisation des rapports sociaux ». Pour Delphine Griveaud, « cette approche par la psychologie cognitivo-comportementale, très prégnante au sein de l’administration pénitentiaire, entraîne une forme de dépolitisation ».

Concrètement, « la réflexion sur la structuralité de la violence n’existe pas dans ces stages », d’après les observations toujours en cours de la chercheuse. Un constat qu’elle pondère par le manque de moyens accordés à la justice, au fait que ces stages soient inscrits dans une procédure judiciaire contraignante et au manque de formation des personnels sur les problématiques de genre.

On ne réglera pas le problème uniquement par la judiciarisation.

Féminisme d’État

Des critiques qui renvoient aussi au rôle de la justice en matière de violences conjugales – un point qui fait débat parmi les féministes. Est-ce à l’institution judiciaire de bousculer la masculinité hégémonique qui mine la société ?

« C’est avant qu’il faut intervenir », recommande Solenne Jouanneau, maîtresse de conférences en science politique. La judiciarisation des violences conjugales est fondamentale, mais elle n’est pas suffisante. Les politiques publiques d’égalité entre les sexes, les programmes de sensibilisation dans les établissements scolaires… C’est là où la socialisation se joue. On ne réglera pas le problème uniquement par la judiciarisation ».

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Zoé Royaux, de la Fondation des femmes, abonde : « Une approche globale, sociale et éducative, est nécessaire. Quand on arrive à la case justice, il est déjà trop tard. » Pour Élodie Tuaillon-Hibon, qui partage ces velléités de changements systémiques, « la condamnation reste un moment où le sentiment de toute puissance des violents conjugaux se fissure. »

Le rôle de la justice est d’autant plus délicat lorsqu’il s’agit de violences psychologiques au sein du couple. « Les personnes qui les subissent sont-elles capables de les formuler ? La société lit-elle ces faits comme relevant de la violence ? », interroge la chercheuse, Charlotte Buisson (1).

Elle constate notamment ces difficultés dans l’affaire Julien Bayou, où le débat bégayait sur l’attitude problématique de l’ex-secrétaire national d’EELV et de ses conséquences sur ses partenaires.

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Co-autrice avec Jeanne Wetzels du Que sais-je ? sur Les violences sexistes et sexuelles paru en 2022

Depuis le Grenelle sur les violences faites aux femmes de 2019, le ministère de la Justice considère que « la protection des victimes passe par le renforcement des outils répressifs et sécuritaires », selon Delphine Griveaud. Un « féminisme d’État » qui ne s’attaque qu’aux conséquences du patriarcat sans chercher à prévenir la source des violences. Parce qu’on ne naît pas violent, on le devient.

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