Six personnes racontent leur passage à l’IGPN
Culpabilisation, intimidation, écoute attentive ou coup de pression : les récits des personnes ayant été confrontées à des violences policières décrivent de nombreux dysfonctionnements au sein d’une IGPN peu encline à la remise en question.

© Maxime Sirvins
Dans le même dossier…
IGPN : la grande faillite du contrôle des policiers Dominik Moll : « Il y a en France une tradition de la police répressive »Ces dernières années, les critiques se sont multipliées contre l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), accusée de manquer d’indépendance et de transparence. En théorie, l’IGPN est chargée de faire la lumière sur les manquements des forces de l’ordre. Pour celles et ceux qui franchissent la porte de la police des polices, ils et elles racontent avant tout la crainte d’y être mal reçu·es et la peur de ne pas être cru·es.
Claire*, 31 ans
Le 2 février 2019, je manifeste contre les logements indignes à Marseille. Après une charge, des grenades lacrymogènes et des tirs de LBD [lanceur de balles de défense], nous nous retrouvons près de l’église des Réformés. Les CRS et les motards bloquent toutes les issues possibles.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Avec deux amies, on essaie de partir, car la situation devient trop dangereuse. Un CRS nous hurle de « dégager », alors qu’on est coincées. Une amie lui répond qu’on n’a pas d’armes. Il la pousse violemment, la traite de « sale pute ». J’essaie de calmer le jeu, mais il sort sa matraque et nous frappe, à l’écart des regards, avant de repartir insulter et frapper plus loin. J’en garde un très gros hématome à la cuisse, constaté par un médecin et une échographie, avec trois jours d’ITT [incapacité totale de travail].
Je suis traitée comme une militante de gauche qui attaque un CRS, rien de plus.
Après plusieurs refus de prise de plainte dans les commissariats, je fais un signalement à l’IGPN. Je suis finalement convoquée en septembre 2019. On me demande une multitude de détails pour voir si mon récit « tient la route ». Mes pièces médicales et mon témoignage passent au second plan. On me demande de décrire le CRS comme s’il pouvait être identifié alors que tout s’est passé de nuit. On m’explique que ce sera de toute façon compliqué de retrouver l’auteur. Je suis traitée comme une militante de gauche qui attaque un CRS, rien de plus.
Étienne*, 25 ans, photojournaliste
La première fois que je suis allé à l’IGPN, c’était après une manifestation nocturne pour la Palestine. Des agents de la Brav-M m’ont agressé dans une ruelle, un coup au visage et mon téléphone a disparu. L’IGPN m’a contacté après avoir vu les images sur les réseaux sociaux. L’agente a passé son temps à minimiser ce que j’avais subi, en expliquant que j’avais peut-être pris l’élastique de mon masque à gaz et que les policiers ne se rendaient pas compte que les coups de matraque faisaient mal. La plainte a été rapidement classée sans suite.
Le système me donne surtout l’impression d’être une machine à broyer les victimes.
Plus tard, lors d’un blocus lycéen que je couvrais, un policier a braqué son LBD sur des élèves, puis a quasiment collé le canon contre ma tête. À l’IGPN, on a d’abord refusé de prendre ma plainte. Un commandant m’a montré la vidéo dans le hall, devant tout le monde, en répétant qu’il ne voyait rien d’anormal. Il a surtout remis en cause mon statut de journaliste. Je suis ressorti en ayant l’impression d’être le suspect.
En 2024, j’ai été frappé alors que je buvais de l’eau en bord de cortège. J’ai fini avec une commotion, une plaie au crâne et plusieurs jours d’ITT. Je suis allé à l’IGPN avec une juriste. On a encore essayé de m’écarter, puis on a finalement pris ma plainte. On m’a questionné comme si j’étais peut-être en tort. Un commandant m’a expliqué que si j’étais blessé, c’était aussi parce que je n’avais pas de casque.
Pour moi, l’IGPN est une épreuve autant administrative que psychique. On joue sur la peur et sur la culpabilité. Après ma deuxième plainte, j’ai mis plusieurs mois à réussir à retravailler normalement. J’ai croisé quelques enquêteurs corrects, mais le système me donne surtout l’impression d’être une machine à broyer les victimes.
Aline, 27 ans, observatrice des pratiques policières à Lille pour la Ligue des droits de l’Homme (LDH)
Le 7 juillet 2024, au soir du deuxième tour des législatives, nous étions une équipe de six observateurs et observatrices près de la place de la République à Lille. Les policiers ont gazé alors qu’il y avait encore des familles avec enfants. Plusieurs personnes ont fini aux urgences, dont un jeune militant insoumis avec 30 jours d’ITT.
L’affaire a été classée sans suite, faute d’identification des policiers.
L’IGPN a ouvert l’enquête elle-même et nous a contactés. L’audition a été très rapide à organiser et l’enquêteur est venu dans notre local de la LDH. Nous étions les six observateurs et observatrices de ce soir-là. Nous avons tous décliné notre identité, mais une seule a signé le PV, la représentante de l’observatoire. L’agent a été cordial, il enregistrait, nous aussi.
On lui a remis des éléments comme nos données sur les sommations inaudibles, le nombre de tirs de lacrymo, les stroboscopes de la BAC [brigade anticriminalité] braqués sur nous pour empêcher de filmer, et surtout l’absence de RIO [référentiel des identités et de l’organisation] sur les agents. Ensuite, plus rien. Nous avons appris par des députés que l’affaire avait été classée sans suite, faute d’identification des policiers.
Ernest, 26 ans, militant d’Extinction Rebellion
Lors d’une action en juin 2025, la brigade d’intervention est arrivée pour nous faire descendre de la statue de la République. Ils nous ont menacés avec leurs LBD avant de monter pour nous interpeller. Un policier m’a menacé de « m’étrangler jusqu’à ce que je m’endorme ». Le tribunal reconnaîtra ensuite que nous n’avions commis aucune infraction.
L’enquêteur a minimisé ce que j’avais subi, sous-entendant qu’on l’avait un peu cherché.
Nous sommes allés porter plainte directement dans les locaux de l’IGPN, sans rendez-vous, parce qu’ils n’en donnaient jamais à notre avocat. L’audition a été interminable. Chaque phrase était disséquée, avec des questions qui essayaient de faire retomber la responsabilité sur nous. Dans le bureau, des affiches rappelaient les lourdes peines encourues en cas de dénonciation mensongère de policier. J’ai mis un temps fou à pouvoir raconter les faits, et quand j’y suis enfin arrivé, l’enquêteur a minimisé ce que j’avais subi, sous-entendant qu’on l’avait un peu cherché.
Pour moi, l’IGPN est une épreuve de plus pour les victimes de violences policières. J’ai eu la chance d’être accompagné par un avocat et un réseau militant. L’audition sert à épuiser et intimider. Le fait que ce soit la police qui enquête sur la police est une aberration.
Frédéric, 47 ans, infirmier et street-médic
Le 16 novembre 2019, pour les un an des gilets jaunes place d’Italie, je suis devant Manuel Coisne avec ma caméra GoPro quand il est touché et perd un œil. Ma vidéo qui montre que la mutilation vient d’un tir tendu de grenade lacrymogène par un CRS, devient le point de départ de l’enquête. En juillet 2020, je suis convoqué à l’IGPN comme témoin.
J’ai été agréablement surpris.
Pour être tout à fait honnête, j’y suis allé en étant un peu tendu. En fait, je suis reçu par une enquêtrice d’une quarantaine d’années, très à l’écoute, pas de réflexion et pas de remarques qui auraient pu contenir des jugements de valeur. Le procès-verbal est rédigé comme je parle : à la relecture, rien à redire, pas besoin de refaire un deuxième PV. J’ai été agréablement surpris.
Un camarade a aussi été entendu dans une autre ville, et pour lui aussi ça s’est plutôt bien passé. Le dossier me paraît assez carré, avec un fonctionnaire facilement identifiable. Il y a peu de place au doute. Je compte aller au procès quand il y aura une date.
Guillaume*, 26 ans, street-médic pendant les gilets jaunes
C’était un peu avant le 1er mai 2019, lors d’une manifestation des gilets jaunes à Paris. Un camarade médic prend une grenade en plein bide, on se précipite sur lui. Juste devant nous, un type en monoroue électrique se prend un tir de LBD. Il perdra son œil. Une vidéo de la scène circule sur YouTube, le frère de la victime lance un appel à témoins. C’est comme ça que mon nom remonte, et que l’IGPN m’appelle. Moi, je n’avais rien signalé. L’inspectrice me met la pression, menace même de prévenir ma caserne de pompiers (volontaires) si je ne viens pas.
Le jour J, j’attends deux heures dans le hall, sous les panneaux qui rappellent les peines pour dénonciation mensongère. L’entretien, prévu pour vingt minutes, dure près de trois heures. L’enquêtrice m’interrompt dès que je commence à raconter et me demande de situer précisément la manif, les grenades, le comportement de l’homme en monoroue, s’il était « malveillant » et s’il y avait des manifestants dangereux autour. Elle veut aussi des informations sur toute notre équipe, que je refuse de donner.
On sent que les agents de l’IGPN protègent avant tout leurs collègues.
Le procès-verbal est réécrit trois ou quatre fois. Je refuse de signer jusqu’à ce que le texte corresponde à mes propos. Finalement, l’enquête sera classée sans suite au bout de plusieurs mois. On sent que les agents de l’IGPN protègent avant tout leurs collègues. Aujourd’hui, si je devais porter plainte, je passerais directement par le procureur et non pas par l’IGPN.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un DonPour aller plus loin…
IGPN : la grande faillite du contrôle des policiers
13-Novembre : « On a focalisé le procès sur la question de la religion »
Déportation de Salah Hammouri : la compagnie aérienne El Al visée pour complicité dans une plainte